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Au soir d’une longue journée

Photo du rédacteur: Damien GUILLAUMEDamien GUILLAUME

Par Olivier Abel


Un jour de 1999, je me promenais à Istanbul avec le philosophe Paul Ricœur, après un séjour que nous avions fait en Cappadoce – oh la vallée d’Ihlara, et tout là-haut, perdue, la Kiliz Kilise de Naziance! Nous parlions de l’Europe et de la Turquie, et je comparais celle-ci à la Russie, dans son va-et-vient entre les europhiles et les europhobes. Ricœur m’arrêta «mais en Russie, il y a d’immenses romans, une littérature sans laquelle l’Europe ne serait pas ce qu’elle est. Y a-t-il des romans turcs? Ou bien est-ce peut-être que je ne les connais pas?»

En réponse à cette interrogation, à cet appel, j’aimerais aujourd’hui pouvoir tendre à Ricœur Au soir d’une longue journée. Parmi d’autres bien sûr, car la littérature turque est immense elle aussi, et bien méconnue.


Mais cette question du roman est une question très sérieuse. Milan Kundera, dans Les testaments trahis, estimait que toute l’affaire Rushdie ressortait de ce malentendu: Les versets sataniques sont un roman, un espace-temps pendant lequel le jugement, au sens moral du terme, est mis entre parenthèses, en suspens, non pour être aboli définitivement, mais pour être élargi et peut-être réorienté. Il s’étonnait que l’Europe ait aujourd’hui tant de mal «à défendre l'art du roman qui est le cœur de sa propre culture».

Je ne voudrais cependant pas trop vite annexer Bilge Karasu à la littérature européenne. Le fait qu’il soit resté fidèle à la langue turque, à cette incroyable poésie qu’elle dégage sous sa plume, le fait qu’il se soit refusé à émigrer, même dans des moments difficiles, mieux, sa sévérité à l’égard des auteurs qui se bornent à importer des formes encore inédites, inventées ailleurs, nous enseignent à sentir l’épaisseur d’une forme de langage et de vie qui a su insister et résister à partir de son lieu, c’est à dire de son langage, de sa vie, de son corps à lui, Bilge Karasu. Et n’est-ce pas la première chose à être menacée, minorée, écrasée?

C’est que notre monde s’est construit sur la liberté de partir ailleurs. Or aujourd’hui le monde est fini, et la vie n’est pas pour «ailleurs». Comment nous retirer de ce monde? Il nous faut inventer la capacité à faire dissidence et sécession «sur place», ici, là où l’on est. Mais comme le montre Karasu, qui s’y connaît en mur du silence opposé à ses œuvres, comme en capacité à s’isoler, à se retrancher (les thèmes ici de l’île, du monastère, etc.), il ne s’agit pas d’une solitude autosuffisante ni d’une rupture définitive: je ne peux résilier mon consentement à la société, m’en retirer, que si plus profondément je m’associe avec ceux qui sont là, à mes côtés. Et si je proteste contre la société telle qu’elle va, je consens au fait d’être en société. C’est là force de résistance de Bilge Karasu, de sa forme d’écriture et de vie.

C’est aussi la forme du roman même, j’y reviens. Car en faisant parler les voix intérieures des personnages (avec ses phrases arrêtées, puis reprises), il n’y a plus une seule vérité, mais plusieurs manières de voir, d’approcher la réalité. Comme l’écrivait Milan Kundera, dans L’art du roman, «le monde basé sur une seule vérité et le monde ambigu et relatif du roman sont pétris chacun d’une matière totalement différente». Et il ajoute un peu plus loin: «le roman c’est le territoire où personne n’est possesseur de la vérité, mais où tous ont le droit d’être compris». Il y a bien en ce sens une dimension politique, au sens très large du terme, dans l’acte d’écrire un roman, je veux dire un roman comme celui-ci. Que le printemps des romans revienne, en Turquie comme dans tous nos pays!

Contre les empereurs de tous les temps, qui d’un simple édit prétendent changer non seulement la loi mais la foi, Ioakim ne croit même plus à la possibilité de finir une phrase. «Ayant cru, ayant cru qu’il croyait, ne croyant plus en ce qu’il croyait, ne croyant plus en ce qu’il ne croyait pas, ne croyant plus désormais qu’il ne croyait plus ne pas croire». S’il y a foi, elle est retournée dans l’interrogation suppliante d’Andronikos: «Je crois en toi Je crois donc en toi?».



Au soir d’une longue journée nous met sans cesse aux prises avec des voix qui ont intériorisé à un point extrême ce trouble, le sentiment d’avoir été trompé, et la possibilité concomitante de se tromper soi-même. Le livre est de part en part traversé et travaillé par ce doute. Plus on a des humains qui «pensent», plus on a des humains «qui risquent de se tromper eux-mêmes». Et tout ce que l’on peut, ce n’est pas se rendre compte mais se rendre conscient «qu’on ne peut pas se rendre compte», parce que «les erreurs sont devenues des habitudes», et qu’il faut «vivre en connaissance de cause». Même un jugement vrai, d’ailleurs, à force d’être répété, devient une facilité et un préjugé. C’est ce trouble radical qui fait l’art du roman, et c’est cette conscience décalée, non-congruente, qui fait de l’artiste une sentinelle au bord de la société, au bord de la nuit.


Olivier Abel



Olivier Abel est un philosophe français, professeur de philosophie et d'éthique à la faculté de théologie protestante de Montpellier. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et vient de publier aux éditions Labor et Fides : LE VERTIGE DE L'EUROPE


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