Conférence d’Adalet Ağaoğlu 19 mai 2006
Centre d'Études Balkaniques, l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales et Institut d'études de l'Islam et des Sociétés du Monde Musulman.
Dans le «marché intérieur» de mon pays, la Turquie, il n'est guère difficile de déterminer la place que j'occupe dans l’expression artistique. Les appréciations positives ou négatives relatives à l'ensemble de mon travail depuis un demi-siècle, l’évaluation du lecteur turc et ma carrière d'écrivain peuvent éclairer mon œuvre. Voilà sur le plan national. En revanche, mis à part l’adaptation de l'une de mes pièces de théâtre à la radio française, il y a bien longtemps, en 1954, puis la publication d'un texte portant le titre «Le dernier message de Dieu», dans le supplément Information Monde du journal Libération, consacré au thème,« Tous les prophètes sont de sexe masculin, et si les prophètes étaient de sexe féminin?», très peu de mes nouvelles1, aucun .de mes romans n'est paru en français.
En conséquence, pour une appréciation de mon travail, il ne sera pas possible dans cette réunion de faire référence à mes œuvres devant les auditeurs français et étrangers [non turcophones]. Je dirai seulement «Voyez-vous, je suis un Écrivain qui écrit en turc en Turquie ; j'existe ; je suis là ; je peux aussi jouer un rôle dans ce qui définit notre roman, j'ai un témoignage à apporter». J'ai été diplômée du département de langue et de littérature française de la Faculté de langues, d'histoire et de géographie d'Ankara, en 1950-1951. J'étais très marquée par le professeur Bonneau – un universitaire obligé de quitter son pays durant la Seconde Guerre mondiale –, par les liens quasi-amoureux qui l'enchaînaient à la poésie française et ses grandes compétences. Ce fut quand même une expérience de passer ses jours, ses mois avec celui que l'on nommait à l'époque «le jeune poète d'Ankara», et en compagnie des Fleurs du Mal de Baudelaire! De même que le temps passe quotidiennement avec Les Misérables proposés par le professeur Tuncel, afin d'éveiller en nous une vocation de traducteurs. Nous, c'est-à-dire, la première et la seconde génération républicaines, furent nourris de langue et de culture françaises, en particulier sous l'influence de l'Occidentalisation de la seconde période ottomane de monarchie constitutionnelle.
Avant et après la Première Guerre mondiale, on remarque une attirance pour la langue allemande, mais parmi les éléments intellectuels qui ont suscité chez nous «l'Envie d'Occidentalisation», vient en tête le trio «liberté, égalité, fraternité» de la France de 1789. Dans la littérature ottomane, la différence entre le langage populaire et la langue stambouliote (!), au cours de de la période républicaine entre le turc quotidien et le «turc pur», l'enjeu majeur était clairement la dichotomie Orient-Occident, islam et laïcité. Ceci est valable pour les pages de romans et dans la vie... Alors que dans la période ottomane, la géographie des romans ne concernait qu'Istanbul, au fil des mutations politiques dans le nouveau régime, le rural et la ruralité passent au-devant de la scène. Dans le premier cas, en dehors d'un ou deux exemples, la société et l'homme des provinces, sa culture et sa diversité n'existaient pratiquement pas.
Mais dans une période plus récente, on a repoussé Istanbul tandis que la géographie de la mer Égée (de la Méditerranée?) et de la Çukurova, est passée au premier plan, avec ses hommes soit tout en haut de l'échelle sociale, soit tout en bas. L'idéologie populaire de la période du parti unique a, avec ses institutions éducatives et culturelles particulières, inscrit ce phénomène dans la conscience des futurs intellectuels. Pendant la période ottomane, sur le plan intellectuel, les héros sortant de l’ordinaire, émancipés des valeurs banales, autrement dit, des caractères dépassant les normes communes sont très rares, aussi bien dans le domaine artistique, littéraire que dans la culture en général. Les personnages inscrits dans l'Istanbul de la fin des Tanzimat, ont leur propre langage, leur comportement: soit ils vouent une admiration sans bornes aux Français, comme modèles de l'homme occidental, soit se moquent d'eux avec exagération.
Avant et après la guerre d'indépendance, on ne peut pas dire que l'inclination vers l'Occident se soit constituée pratiquement et sans discussion comme l'unique voie de civilisation, au prix d'un réveil des sentiments racistes et nationalistes. La littérature et surtout le roman qui est ici notre sujet portent les empreintes de cette affirmation. Les auteurs de romans sont sous l'influence, non pas de Dostoïevski ou de Tolstoï, mais à l'exemple des Jeunes-Turcs, de la culture française.
Les conditions changent après la Seconde Guerre mondiale: L’Allemagne est vaincue. Elle est coupable et exténuée. L'Angleterre est occupée par les soulèvements dans ses colonies. Les romans du diplomate Lawrence Durrell qui sillonne les régions entre Alexandrie, Chypre, la Grèce ne sont pas encore connus. Lorsque l'on parle de l'Occident, c'est la France qui est à la mode avec sa riche culture. Depuis les Ottomans, le français est la langue étrangère la plus connue. L'impérialisme culturel américain n'a pas encore modifié le paysage turc. Les écrivains et les intellectuels qui lisent et écrivent en turc et qui se sont un moment tournés vers la Révolution russe, continuent de regarder vers Paris, vers la France. C'est aussi pour cette raison que le roman turc, de Turquie, ne parvient pas à devenir «lui-même».
Certes, il se diversifie sous l'influence de la politique et de l'idéologie, mais cette diversification est comme la multiplication d'une seule chose... Cela n'est pas facile: c'est la crise de passage d'une culture à une autre. Dans ce contexte de transformation, il n'est guère aisé de faire fleurir un monde culture cohérent reliant le passé au présent, le présent à l’avenir. De toute façon, tout changement ne peut s'établir, ne peut exister que grâce à ses méthodes autoritaires... Il est bon, agréable et même «inoffensif», que les écrivains jeunes ou moins jeunes se nourrissent de la culture française, tachent de lui ressembler – tant qu'ils ne flirtent pas avec les auteurs communistes des années 1910 et suivantes. II est intéressant de constater que chez les auteurs de roman à succès dans le nouveau régime républicain, tels que Tanpınar, Yakup Kadri, Reşat Nuri, on ne remarque aucune influence de Tolstoï ou de Dostoïevski.
II est significatif aussi que jusqu'aux années 1950, pour les milieux cultivés de la société républicaine, peu encline à la lecture, lorsqu'on parlait de l’Occident, on pensait au modèle français – exception faite de ce que l'on a pu appeler la «littérature paysanne». Même si l'on n'est pas parvenu jusqu'à l'existentialisme de Sartre, on a assurément bien connu les écoles artistiques et littéraires de «la nouvelle vague» dans la culture et la littérature françaises.
Prenons mon exemple: avant même de terminer l'université, je dépense tout mon argent de poche pour les revues en français, je traduis des nouvelles relatives à l'art et à la culture pour le supplément du seul journal publié à l’époque de parti unique. Je lis André Gide, Descartes, Balzac, des traductions dans les collections des œuvres classiques commandées par notre ministère de l'Éducation nationale; je lis aussi Lamartine, Émile Zola, Jean-Jacques Rousseau parus chez d'autres éditeurs. Et que dire des efforts de lecture pour le Cyrano d'Edmond Rostand? Aimer une langue, c'est comme si, consciemment ou inconsciemment, on tombait amoureux de quelqu'un, on se laisse prendre par son charisme. Je ne connais toujours pas correctement ses subtilités, mais je l'aime. II n'est même pas nécessaire de la comprendre; j'aime la lire. Voilà ma situation tragi-comique face à la littérature française.
Mes déplacements à Paris commencent en 1953. La première fois, je suis là pour un mois. Je ne connais personne, je ne veux connaître personne. En Turquie, l’exportation de devises n'est pas libre à l'époque; je suis démunie. Je parcours toute la ville d'un bout à l'autre et je la connais ainsi à pied. Je ne résiste pas cependant à la tentation d'ajouter à ma bibliothèque les Georges Sand, Paul Éluard, le Candide de Voltaire, achetés chez les bouquinistes au long de la Seine, parmi les livres d'occasion. Je ne me sens pas humiliée, je suis libre, je découvre mon existence. Me voici désormais traductrice de pièces de théâtre français. Même si ma pièce de théâtre Yaşamak a été diffusée sur les ondes de l'ORTF et même si l'on m'a faite membre de la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, je ne suis pas au courant ni la Société de mes traductions de pièces françaises. J'ai commencé par l'une de ces pièces à succès comme Monsieur Masure de Claude Magnier que j'avais lue dans: Paris Théâtre ou Le Théâtre mondial... et peu à peu j'en arrivai à Morts sans sépulture de Sartre. Comme si cela ne suffisait pas, j'ai aussi offert la version turque des Américanoïaques du Franco-iranien Rezvani aux lecteurs socialistes qui détestaient l'Amérique. Et sans même savoir qu'il était président de la Société des Auteurs, je traduis son Boulevard Durand pour répondre à une commande. Cette pièce est jouée de nombreuses fois par le Théâtre artistique d'Ankara, les spectateurs de nos deux grandes villes, Ankara et Istanbul, de sept à soixante-dix-sept ans prennent conscience de l'existence d'un écrivain nomme Armand Salacrou. (C'est pourquoi voyez-vous, je n'ai pas fait une fixation sur le fait de ne pas être traduite en français, d'être méconnue par le public français).
Un jour, un passionné de la littérature et de la langue de la période républicaine apparaîtra, j'en suis persuadée. L'Attaché culturel près l'Ambassade de France avait invité Armand Salacrou et son épouse à la première de la pièce, à Ankara. Face à l'accueil enthousiaste du public, l'auteur se montra étonné et ravi. Car la pièce était une réponse, sous une forme qui correspondait exactement au «soulèvement» qui mit le Quartier latin à feu et à sang en 1968 et au mouvement de jeunesse socialiste qui s'opposait au pouvoir afin de donner, en Turquie aussi, des droits aux travailleurs. Je crois que c'est seulement pour cette raison que Salacrou a connu un plus gros impact à Ankara qu'en France. (C'est d'ailleurs à cette époque-là que les maisons d’édition du système capitaliste ont fait paraître des livres qui collaient parfaitement avec l'agitation sociale et politique; attention!) Dans cet intervalle, Sartre tout comme Salacrou avaient traversé notre littérature sans (même) lire une seule ligne de moi. Je dois néanmoins faire une place à part aux questions de traduction du turc et à l'attachement que le Ministère turc de la culture porte aux valeurs littéraires.
Je sais qu'il est peu seyant que j’insiste ici sur ce sujet mais dans la mesure où nous avons jusqu'ici vécu en osmose avec la littérature et la culture françaises, je n'ai pu exprimer autrement ma dette envers les auteurs de cette invitation qui ont décelé que l'absence de mes livres en français relevait d'une question de recherche et de formation (à la littérature turque). C'est pourquoi il me paraît très important d'insister ainsi sur une relation transversale entre recherche et enseignement. Le numéro 26 de la revue Anka préparé en 1996 sous la direction de Nedim Gürsel et Timour Muhidine constitue une source d'information et d'éclaircissement important pour ceux qui s'intéressent à la littérature turque. Dans ce dossier, on découvre une quarantaine d'auteurs turcs, poètes, nouvellistes et romanciers publiés en français. C'est une bonne chose, même s’il y manque des écrivains importants autres que ceux abordant les questions kurde et arménienne, lesquelles ont récemment focalise l'intérêt en France.
Tandis que se poursuit le marchandage pour l'entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ne faudrait-il pas, dans les pays membres, comprendre l'être humain soumis aux vents du changement dans les sociétés des pays candidats, qui chercher à comprendre la nature des êtres appartenant aux différentes sociétés?
Une façon de découvrir l'être humain ne passe-t-elle pas, en grande partie, par la connaissance de la littérature, de la culture artistique globale? L'Occident connaît-il aussi bien que les Ottomans la société qui a engendré l'homme de la République turque en quatre-vingt ans? Si c'était le cas, à travers quelles jumelles, selon quel angle d'approche le connaît-elle ou l'ignore-t-elle?
Comme les relations économiques entre pays, il est dommage que les relations culturelles soient aussi inféodées à l'actualité politique. L'écrivain en tant que tel, l'œuvre en tant que telle sont désormais caducs. L'être humain se coupe de son semblable. II se coupe de lui-même. Tout comme l'éventualité de la force de frappe nucléaire, il doit aussi y avoir une place pour la force humaine de la poésie et du roman entre les battements de cœur du XXIe siècle. L'existence de l'arme nucléaire et son utilisation sont peut-être liées à la volonté d'une force financière mais l'emploi des valeurs humaines est lié à l'homme; c'est pourquoi il faut vraiment que les détenteurs de parole et de vote dans le monde identifient leur humanité et connaissent le roman des autres sociétés. Si par exemple on les force à accepter l'image globale d'un «turc barbare», ils ne pourront intégrer le fait que le roman est la vie, qu'il rejoint la vie au lieu que la vie ou les vies soient un roman. Le passage dans le roman turc de types symbolisant ce qui est communément accepté, aux personnages interrogeant le pourquoi et le comment, n'a pas pu être réalisé à travers ce flot d’artisans et de paysans, de maîtres coraniques, d’enseignants laïques et républicains, des personnages turcs et des minoritaires.
En ce sens, même si l'on a pu constater un progrès, la «différence» a été considérée comme bizarre et n'a montré aucun attrait pour une économie centrée sur la consommation. Mais l'Europe de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la Hollande ou de l'Italie n'a toujours pas pu dépasser une vision du roman turc ou dominent les personnages épiques de Yaşar Kemal. Le remarquable coup de projecteur dont bénéficie Orhan Pamuk à l'étranger aurait pu concerner la teneur esthétique et intellectuelle de son œuvre au lieu de ne concerner que son évocation d'un génocide qui doit (en Turquie) encore être analyse d'un point de vue historique.
Lorsque moi, je me rendis à Paris sans rien connaître ni personne, j'eus l'impression d'être en empathie avec la ville et ses habitants. Je pouvais retrouver dans les gestes d'une jeune serveuse, ceux d'une Emma Bovary contemporaine, j'en arrivais à considérer ce jeune homme à l'allure affectée de nobliau entrant à l'Odéon comme un nouveau Julien Sorel ... L'étudiant algérien qui me céda sa petite chambre de bonne avant de rentrer au pays, me faisait immanquablement penser à Camus et à L'Étranger et il me venait une angoisse d'être jugée non sous la férule d'un juge pour le meurtre d'un Arabe, mais sur ma différence.
En quoi les aspirations à la gloire des jeunes hommes pauvres et des jeunes filles des banlieues d'Istanbul qui participent aux concours de danse et de chant de la TV, sont-elles différentes de celles de l'Emma de Flaubert ou de la Bihter de notre premier grand romancier, Halit Ziya Uşaklığıl? J'aimerais tant qu'un Français ou un Anglais, quelqu'un qui occupe un poste de responsabilité au sein de l'Union européenne, puisse avoir accès aux Ratés de Oğuz Atay, qu'il fasse la connaissance de Turgut Özben et ·Selim Işık, ou qu'ils connaissent le jeu auquel jouent Hikmet (une personnification de l'auteur dans Jeux dangereux) et son ami le colonel en retraite ou qu'ils écrivent dans le «bidonville» sous une forme ironique: une invitation discrète à réfléchir sur la République turque et son humanité.
Lorsqu'on parle d'évolution et de changement dans le roman turc, il n’y a rien d'étonnant, pour la période d'après 1970, de tomber à la fois sur Atay et sur moi-même. Ne faudrait-il pas lire Le Mensonge ou Les Cinq derniers jours du Prophète de Tahsin Yücel? Vous pouvez en rire, mais le souffle qui anime ma trilogie connue sous le nom de Temps difficiles s'il parcourt la surface de cultures différentes, pourrait suffire à me faire connaître au moins autant que je connais les Français et les personnages de Hiroshima mon amour de M. Duras. En tous cas, la question des «Intellectuels et de la résistance à l'avenir» dans le roman Non... (appartenant à cette trilogie) que les projets de destruction nucléaire font planer telle une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, est en attente de résolution. L'·époque incertaine de l'histoire de l'humanité ou nous vivons réclame une collaboration entre les êtres humains. Et tout de suite. Comme si l'on nous disait: «Ne ratons pas le train...»
Traduit par F. Bilici et T. Muhidine
1 Depuis cette intervention, les éditions Empreinte temps présent ont publié plusieurs nouvelles d’Adalet Ağaoğlu, sous le titre Le premier bruit du silence, 2010.
En 2014, un roman, Se coucher pour mourir est également paru en français.
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