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Photo du rédacteurDamien GUILLAUME

L’aimé, traître et témoin (4ème partie)

Dernière mise à jour : 13 août 2020

Alain Mascarou a rédigé, dans un langage poétique, un essai sur l'ouvrage de Bilge Karasu "Au soir d'une longue journée" que nous avons le plaisir de vous offrir au fil de ce blog ...





Jean et Judas


Une épreuve semblable à celle d’Andronikos guette-t-elle Ioakim ? D’où lui vient cette obsession de la honte, dont le départ d’Andronikos avait occasionné la première manifestation, Ioakim s’étant reproché de n’être pas allé à la recherche du disparu ? Non pas des hontes accidentelles, mais la honte essentielle, dont il a la révélation sur le tard de sa vie. En vérité, elle est moins son fil d’Ariane que son labyrinthe. Il en éprouve une sensation diffuse, organique, si familière qu’il lui suffit d’entendre « N’avez-vous pas honte », pour qu’il prenne le reproche pour lui. Elle forme ce lien, qui lui échappe d’abord, entre le meurtre d’un petit renard gravement malade et la mort du vieux moine qu’il a connu tout juste adolescent. C’est sur le modèle de celle du vieux moine qu’il imagine et désire sa propre mort : au terme d’un apprentissage du renoncement à ses affections, à sa volonté, à soi — une ataraxie au prix de son propre mépris. Mais pour en sonder les raisons, il faut en venir au motif cher à Karasu du triskèle, à cette configuration triangulaire à travers laquelle Ioakim peut penser sa relation avec Andronikos. Quel est le vrai visage de l’amour ? Celui du témoin ou du traître ? Jean ou Judas ? Le pur ou l’impur ? Dans son article (1), Laurent Mignon met en lumière à travers la littérature sur Judas l’ambiguïté du personnage. De celui-ci, un titre d’une œuvre chère à Bilge Karasu a montré toute la complexité. Il s’agit de celle de Marguerite Yourcenar, dont il avait traduit en 1958 quelques pages des Mémoires d’Hadrien. De plus, en exergue du dernier des contes du Jardin des Chats trépassés, « Masalın da Yırtılıverdiği Yer », «Le lieu où le conte aussi se déchire», figure un extrait du Coup de grâce :


« L’amitié est avant tout certitude, c’est ce qui la distingue de l’amour. Elle est aussi respect, et acceptation totale d’un autre être. ».

Dans Le Denier du rêve, paru en 1934, la romancière rassemble les figures des deux disciples rivaux, Jean et Judas, en un seul personnage, celui du troublant Massimo Iacovlev, tel qu’il analyse son rôle dans son discours à son amie Marcella Ardeati. Ils sont à quelques heures de l’attentat qu’elle projette à Rome contre Mussolini, et ils viennent d’apprendre la mort d’un homme qu’ils ont aimé tous deux, Carlo Stevo. Cet intellectuel opposant au fascisme est revenu en Italie malgré le danger, avec la même certitude de se livrer à la mort qu’Andronikos à son retour de l’île (« il s’obligeait à être le héros que vous souhaitiez qu’il fût »). De Marcella, Massimo se sait aussi l’ultime compagnon, « l’Ange des dernières heures », avant le geste désespéré qui la fera mourir sous les coups des sbires du dictateur. Mais c’est un lien plus complexe encore qui unit Massimo à Carlo dont il a été l’amant — sinon le seul être qui l’ait aimé, ce Carlo qu’il a dû trahir, et dont il avouera au peintre Clément Roux « il n’y a finalement plus que moi qui puisse être son témoin… ». Aussi affirme-t-il à Marcella, dans cette confession dans l’obscurité qui précède la catastrophe :



Nous sommes tous des morceaux d’étoffe déchirée, des loques déteintes, des mélanges de compromis… Le disciple bien-aimé n’est pas celui qui dort dans les tableaux sur l’épaule du Maître, mais celui qui s’est pendu avec en poche trente pièces d’argent… Ou plutôt non : ils n’en font qu’un : c’était le même homme…


De Massimo, paraît bien proche Ioakim : à sa semblance, il montre l’étroite corrélation triangulaire entre Jésus, Jean et Judas. Il incarne à la fois le disciple préféré (le dernier témoin, l’Ange de la mort d’Andronikos) et le disciple jaloux, celui qui trahit ce qu’il aime (le meurtrier du petit renard, le complice objectif du supplice d’Andronikos).



Curieusement, pour Massimo comme pour Ioakim, cette ambivalence s’accorde au sentiment romain, tel que le définit Karasu dans une lettre, mais pour analyser à travers lui sa relation à Istanbul :



« Je t’ai souvent parlé de Byzance dans son caractère “Nouvelle Rome”, je t’ai bien dit combien je me sens “romain” (orgueil et condescendance, amour de sa saleté, de son bruit, de sa paresse, choses que je sens dans mes veines aussi bien à Istanbul qu’à Rome. Amour et, naturellement, dégoût haut clamé. C’est comme ça qu’on est romain, d’ailleurs). Quand nous nous fâchons contre Istanbul nous l’appelons alors Byzance. Ce n’est plus tout à fait Rome, c’est plus intrigant, plus réactionnaire, plus immoral encore. Cinq siècles pendant lesquels elle fut la capitale de l’empire, n’ont vraiment pas changé son caractère “romain”. Et dire que chaque empire ait voulu, ne serait-ce que de temps en temps, l’appeler la ville sainte ! Cette traînée ! » (Lettres à Jean et Gino, 28/03/1966).

D’ailleurs, les deux métropoles se rejoignent dans l’œuvre de Karasu à travers « la pensée du cloaque », associée au sentiment de la honte tressant les eaux du Bosphore et du Tibre, inséparable de la « route descendant vers le plus étroit des trois bras de mer, d’entre les murs éboulés, vers l’arrière, vers le fleuve que troublent les eaux de pluie, traînant les couffins, les cadavres de chiens » (Au Soir d’une longue journée), si grande est la hantise de « l’excrément, venu d’un écoulement souterrain capable de surgir au soleil, de frapper à découvert l’existence, à l’endroit où il se mêle à l’eau descendant des montagnes » (id.)


Passion de la honte…


Le cheminement de Ioakim part de la mort d’Andronikos « au couvent de Marie Protectrice » (!) et de celle du renardeau, autrement dit la mort de sa jeunesse, sinon de son affectivité. Meurs et deviens ! Pour lui, l’étape révélatrice de son ambiguïté est l’assassinat du petit renard, d’où par un renversement des valeurs (nous sommes certes loin de la « gloire inverse » des traîtres de Jean Genet) il tire le sentiment, salvateur pour un chrétien, de son abjection — est-ce la source de son humilité devant Dieu ? Au cours du procès qu’il instruit envers lui-même, il discerne trois motifs inexpiables à son forfait. En eux il puiserait le sentiment de son ignominie, qui semble le libérer du fardeau de soi. Les voici : la honte de ne pas avoir soulagé Andronikos de sa torture, le supplice infligé au renardeau, le sacrifice de tout lien affectif. Il s’avoue avoir perpétré son crime silencieux en réaction au remords d’avoir été le spectateur muet de l’agonie de son ami — à la nuance près qu’il n’avait pas choisi cette situation, que le silence lui était imposé, que cette autre honte-là lui a été infligée par le Supérieur, comme une façon peut-être d’éprouver son ascendant sur lui, à moins qu’il lui permette de sauver la mise d’Andronikos. Car le besoin de mortification de Ioakim ne l’aveugle-t-il pas ? C’est bien le Supérieur qui a décidé que la peine infligée à Andronikos n’aurait pas d’« autre témoin qu’un jeune moine novice, qui de plus pouvait être considéré comme l’ami (arkadaş) du condamné ».


Le Supérieur veut-il aider celui qui n’a de cesse de se soumettre pour proclamer sa désobéissance, veut-il punir les deux amis ? Marquer à jamais Ioakim de l’image de la déchéance d’Andronikos, ou de l’exemple de son héroïsme ? Le prendre en otage, entre deux ordres, l’obéissance hiérarchique et la fidélité amicale, sinon entre la nouvelle et l’ancienne foi ? L’impératif de cohésion de la lecture fait que la réponse ne peut sans doute se trouver que si l’on se place d’un point de vue unique qui exhausserait celui de chacune des trois personnes. La présence attentive du jeune garçon ne sauve-t-elle pas de l’absurde le châtiment de son aîné, ne transforme-t-elle pas sa vie en destin ? L’estime, sinon le privilège, que lui accorde le Supérieur en l’admettant dans la cellule du condamné rejaillissent aussi sur celui-ci. Cet égard authentifie sa révolte, en reconnaît la dignité, en ratifie la grandeur.Mais est-ce son inexpérience ? Le trop jeune Ioakim ne peut entièrement adhérer à ce rôle, l’inhumanité du traitement infligé à son ami l’en empêche, et le culpabilise. Ensuite, comme voulant gravir un palier de plus dans ce qui relève pour lui de l’ignominie — le mensonge —, Ioakim boucle cet autre cercle de l’enfer d’une conscience : celui d’avoir délibérément tué le petit renard sous prétexte d’abréger les souffrances de celui qu’il aimait, et dont il était aimé. Mais de quel droit pouvait-il exciper dans ce cas ? Celui de la bonne conscience ? Celui d’un amour pour lui semblable à celui qui, par désir d’expiation, envoie Andronikos à la mort ? Ce serait une parodie, puisque son geste à lui est sans témoin, et que cet autre cadre de pensée, la relation maître-esclave, ne peut s’appliquer à l’attachement du renard pour lui. Si ce n’est pour s’éviter à lui le nouveau chagrin de revivre la mort de ce qu’il aime — quitte à l’infliger de ses mains en la précipitant — sur quoi se fonderait-il ? Du moins ici va-t-il jusqu’au bout de la trahison, devant quoi il avait reculé en refusant de répondre à Andronikos sur l’impératif ou non de continuer à se nourrir. Est-ce dans cette voie qu’il compte atteindre ne fût-ce que « l’ombre de sérénité » du renoncement ? Le souhaite-t-il d’ailleurs ? À moins qu’il ait conscience d’avoir commis l’acte insensé du meurtre par soif de culpabilité, et d’expier de cette façon sa passivité devant l’agonie d’Andronikos.


Au fond, n’agit-il pas comme son aîné, ne croit-il pas se libérer en aggravant lui aussi sa dépendance ? Pris au piège par la consigne du Supérieur, pour y échapper, et se couper de la communauté, il s’est entravé lui-même, il a commis l’irréparable, dans un état second. Il lui fallait peut-être le poids de ce crime pour liquider le fantasme de la mort du père. Il lui fallait ce huis-clos qu’il préservera farouchement pour ne pas encourir plus tard l’indulgence des autres eu égard à sa jeunesse. C’est qu’avec l’assassinat du petit animal il a atteint au comble de la solitude, de l’amour, aux limites de la folie. Il est Judas. Il se découvre adulte dans l’échec. Mais cet échec le rend-il libre (de son côté, l’héroïsme du retour d’Andronikos ne transforme-t-il pas l’échec en triomphe de la servitude) ? Sur cette voie de la défaite, Ioakim sera comblé au-delà de ses souhaits à la fin de sa vie, par le renversement de la politique byzantine, et le retour aux images, lequel à son grand soulagement annule son combat, tout en sublimant son œuvre, qui n’a plus de sens qu’au niveau de l’art.


Ou amour insensé ?





De tout cela, il ne prend que tardivement conscience. Si l’amour est le mensonge le plus facile, c’est aussi la vérité la plus difficile à admettre, l’épreuve la plus redoutable, particulièrement quand son visage s’avère celui de la traîtrise. De plus, la cruauté de cette quête rétrospective pour Ioakim, c’est tout de même d’expérimenter combien est semé d’embûches le cheminement de la vérité, au point de n’aboutir qu’une fois accepté que la mort de l’autre et surtout d’un certain soi-même puisse être un passage obligé vers la lumière.


L’un comme l’autre Andronikos et Ioakim ont vécu leur attachement réciproque jusque dans la déchirure et, pour ce dernier, dans la détresse. Du moins l’ont-ils vécu. Pour éviter tout pathos déplacé, disons-le d’emblée, chez Karasu la relation amoureuse entre hommes exclut tout sentiment de déviance. Dans La Mort était en Troie le registre homosexuel variait de la camaraderie sexuelle à la passion dévorante, voire mystique. Si l’on s’en rapporte au lexique, il n’est pas question d’aşk entre Andronikos et Ioakim mais de termes frontaliers selon le contexte entre amour, affection, amitié, camaraderie, compagnonnage… (sevgi, arkadaşlık). L’aspect charnel, le plaisir homo-érotique, n’en est pas absent, plus intense peut-être de n’être que suggéré, comme souvent chez Karasu. Il s’exprime par un geste affectueux, une caresse à demi-rêvée, le regard du narrateur enfant sur la photographie de Gigi, celui du vieux Ioakim sur le jeune messager endormi dans la cellule voisine, l’attitude confiante, dans les représentations de la Cène, du disciple bien-aimé au côté de son Maître — une différence d’une quinzaine d’années selon le narrateur d’Un Automne de six mois, équivalente de celle entre Andronikos et Ioakim : « Le petit Jean sommeillait le plus innocemment, appuyé contre le cou, l’épaule, la main de Jésus.» Un amour muet, sans déclaration, sinon indirecte de la part de Ioakim, et qui peut s’adresser aussi bien à un homme qu’à un animal : « À cause de la douleur ressentie face à la mort d’Andronikos, avait-il aussi décidé de ne plus vivre d’autre affection ? » Le terme s’applique aussi bien à la tendresse à l’égard de l’aîné que du renardeau recueilli, et qui a accordé son « amitié » à Ioakim (il lui réserve le terme turc classique dostluk; dans la mystique médiévale dost, l’ami, désigne l’Aimé, ou Dieu).


Deux amours de Ioakim cependant condamnées, nouées à la mort, au travers desquelles le cadet a fait des expériences diversement torturantes. Vers la fin de son supplice Andronikos demande à son compagnon s’il doit prolonger son agonie en continuant à se nourrir, ou abréger sa vie en s’affamant. L’aîné fournit là un effort ultime pour « bâtir un pont entre le monde et ce qui lui venait en tête ». Il tente d’échapper à la folie en demandant à celui qu’il aime d’être son prochain, au sens religieux de celui qui prodigue aide et miséricorde. Placé devant ce dilemme qui n’exigeait d’autre réponse qu’un signe de tête, Ioakim ne se reconnaît pas le droit de trancher entre le suicide et le sacrifice, il ferme les yeux, se frappe les oreilles, suivant alors le conseil de ce vieux moine qui à son entrée au couvent lui avait fait comprendre qu’on ne peut y survivre qu’en étant sourd à tout. Il observe la passivité à laquelle l’avait voué le Supérieur, si difficile lui soit-il de tolérer au nom de la vie la souffrance morale et physique de son ami.


C’est qu’alors « l’enfant » Ioakim est incapable de comprendre, ou s’il devine, d’accepter, que ce soit un acte d’amour qu’implore de lui Andronikos, non pas sur le mode du « Je t’aime, donc je te tue » mais sur celui de consentir au don, qu’il veut faire lui, l’aîné, de sa vie à son cadet. Si Ioakim éprouve le besoin de revenir si longtemps après, et si longuement, sur ces vieilles lunes, n’est-ce pas aussi que comprenant enfin qu’il avait refusé de voir dans la mort d’Andronikos une preuve d’amour, il trouvait dans son aveuglement une justification supplémentaire à la punition de sacrifier l’animal à qui il vouait autant d’affection qu’à un humain, le petit renard malade devenu l’objet de l’admiration affectueuse de bien des moines ?


Bien sûr, en agissant de la sorte, vis-à-vis d’Andronikos comme envers le renardeau, en appliquant la leçon de renoncement du vieux moine, il poursuivait la même entreprise implacable : rompre tout lien d’affection comme se couper de lui-même et de chacun, mourir à soi, souiller toute estime personnelle. Mais la passion de la honte ne serait-elle pas l’envers de la folie d’aimer ? En turc, le mot düşkünlük peutsignifierdéchéance et passion. En ce cas, l’acte de Ioakim rejoindrait le comportement envieux de Judas, tel que l’analyse Müşfik dans « Le goût de racine amère de la pluie », dernier récit de La Mort était en Troie :



Judas a embrassé Jésus en le dénonçant. Non pas par traîtrise, il l’a dénoncé en l’embrassant parce qu’il aimait Jésus, qu’il en était jaloux, qu’il ne désirait pas partager entre onze personnes plus lui-même, qu’il ne consentait pas à abandonner Jésus à un rêve le dépassant, et lui, et onze personnes, et Jésus, parce qu’il savait que sa délation le ferait mourir. Il l’a embrassé parce qu’il ne pensait à rien d’autre qu’à l’embrasser, qu’il ne pouvait confier, transmettre, sacrifier à rien d’autre son amour brûlant en conduisant Jésus sur le seuil dont il ne savait pas qu’il ouvrait sur la mort. Pour ne pas devenir fou sans l’expédier à la mort. Mais dans la nuit du jour où il l’a embrassé, quand il a passé sa gorge dans le nœud de l’étouffement éternel, il était sûr que Jésus allait mourir. De l’amour il n’avait pas réussi à s’accrocher à d’autres aspects que la petitesse, la faiblesse, il prenait la phosphorescence marine pour une nourriture céleste. Il n’avait pu se fier à celui qui avait confiance en lui ; il en avait été jaloux […].



De même, dans La Nuit, le comportement ambigu de Sevinç répond à l’attente d’un des narrateurs, dans la mesure où il comble :


« un vœu secret [bir gizli istek] pour que ma mort (et partant, nos morts) soit donnée par ceux que j’aime (que nous aimons) c’est-à-dire par une créature dont je ne pense pas (nous ne pensons pas) du tout à me (nous) méfier ».

Ainsi la violence de Ioakim envers le renardeau prendrait la forme, la plus équivoque sans doute, de l’amour. Ce qu’il semblait énoncer, sans pouvoir mesurer encore à quoi il s’engageait, quand il regrettait l’hostilité que son adoption de l’animal avait d’abord éveillée chez certains moines : « Aimer Dieu, est-ce lié à ne pas aimer ses créatures ? » En dernière analyse, cette mise à mort n’avait été ni l’offrande à un Dieu jaloux, ni le sacrifice d’une victime expiatoire à la mort d’Andronikos, ni même un geste de compassion, mais bel et bien un acte d’amour fou.


Parce que Ioakim parvenu à la fin de sa vie est conscient de l’erreur qu’il a commise sur son aîné, dont il a méconnu que le cheminement au nom de la vérité s’était ouvert sur ce que Pascal désignerait comme l’« ordre de la charité ». Dans une toute différente manière de penser, Ioakim accède de lui-même à l’évidence que l’enjeu de son meurtre allait bien au-delà d’un geste compassionnel. Il lui devient flagrant que l’obscénité de son forfait était voilée par une phraséologie suspecte : c’est de l’euthanasie qu’il est ici question, de l’exercice ni pur ni simple du droit de mort, quels qu’en soient les motifs allégués. Dès lors, dans un dernier retournement, un déchirement herméneutique, c’est toute la construction romantique de la mise à mort par amour qui s’abat : elle relève du penser faux.


Mesure humaine, empreinte divine


Car on ne saurait en rester là. La portée de l’interrogation de Ioakim va bien au-delà d’une protestation animaliste qu’on pourrait trouver pour le moins ahurissante de la part de l’assassin futur d’un petit renard. On peut y lire la prescience d’une autre dimension, inclusive, déjà latente dans l’admiration suscitée par le renardeau dans le monastère, qui nous met sur le chemin de l’autre vocation de Ioakim, le peintre d’icônes :


« Même ces gens qui trouvaient à redire avaient compris qu’il fallait accepter l’existence du renard, qu’il fallait se soumettre à un voisinage inévitable avec la beauté ».

Son effort introspectif n’enferme pas Ioakim dans un mea culpa complaisant, trop enclin est-il à se déprendre de l’enroulement de sa pensée. Il n’y a aucun pharisaïsme de la part de qui ne s’arrête pas à son procès, mais intente le procès de son procès, s’insurge contre « la honte de supporter cette honte », invalide son auto-accusation : au lieu de s’abandonner au mouvement apparemment effréné de ses griefs, il se ressaisit, conscient de l’ambivalence de sa honte, de la vanité d’un exercice de mortification qui n’aurait d’autre but que lui-même, et finirait par prendre ses excès pour une autre forme de cet héroïsme2 romantique dont il ne peut plus vouloir. Son combat à lui est devenu non celui de la foi et de l’honneur, tel qu’Andronikos a mené le sien avec les armes qui lui étaient propres, mais celui des critères de la vérité. Le vrai se concilierait-il avec le beau, dont Ioakim a saisi le pouvoir de désorientation sur les moines ? Mais comment percer le secret de leur jonction ? C’est en ce point que se concentre sa pesée critique, qu’elle rejoint l’interrogation qui le taraudait sur le destin d’Andronikos, et qu’il accomplit la réflexion engagée par celui-ci sur la limite humaine.


L’inséparabilité des thèmes de la foi, de l’amour, de la présence au monde, ne peut-elle faire supposer qu’effectivement Andronikos soit aussi revenu de l’île pour Ioakim, que ce faisant il ait cédé à l’appel d’un autre ordre (3) que son rapport au Supérieur et à un dogme, qu’il ait cédé à l’instinct d’un accord, d’une harmonie possible entre le désir, le beau, le bien ? Rappelons-nous, c’est dans l’épreuve de la déréliction, après avoir émis un doute sur sa foi, et cela en une formulation ambiguë où il affirme tout en suspendant son jugement


— « Mon Dieu ! Je crois en toi ? Je crois donc en toi ? » —

qu’Andronikos, le premier soir sur l’île, a été amené à repenser à Ioakim. Un ordre à la fois plus mystérieux et plus évident, plus intime et plus vaste. Il englobe le temps et l’espace, postule l’accord entre soi et ses sentiments profonds, ne dessert pas la lutte pour la vérité : tout au contraire, il lui évite de réduire sa recherche à un culte de substitution, de confondre la fin et les moyens. Cet ordre, il en connaît la définition : la grandeur de la condition d’homme. L’énigme en est délivrée dès les vingt premières pages du récit par Andronikos lui-même. Comme il en va dans La Lettre volée, est énoncée de manière si claire et si nette qu’elle passe inaperçue l’affinité secrète entre le vrai et le beau. C’est au tout début de l’ascension :


«  Il ne faut grimper ni vite ni lentement. Il lui faut trouver la mesure, la mesure de cette montée  ».

Le risque de se fourvoyer dans la quête forcenée de la vérité, comme dans l’obéissance aveugle au dogme ou dans la complaisance héroïque, est en effet pris en compte et combattu par le choix de la « mesure » humaine admise comme empreinte divine. Le terme est à entendre d’abord physiquement, au sens de « mesure de longueur », tel le pas du marcheur ; au sens moral ensuite, comme ce qui s’oppose à l’excès ; au sens musical enfin, et plus largement à la notion de proportion esthétique. Comme nous allons le voir, les deux amis partagent cette valeur, à la différence près qu’Andronikos semble en favoriser l’aspect objectif [ölçü], Ioakim l’aspect spéculatif [ölçülülük], voire problématique. Reprendre la lecture d’Au Soir d’une longue journée en suivant le développement de ce thème va permettre de reconsidérer la maîtrise de leur destin et de leur rapport au sensible, au divin et à l’art. Comme si à l’arbitraire du pouvoir et aux erreurs de la pensée répliquait une expérience du lien entre l’homme et le sacré médiatisé par l’art.



 


1. op.cit.

2. Dans son entretien avec Halûk Aker et Güven Turan Bilge Karasu marque la même réticence face à l’héroïsme : « Tout défenseur qui devient un héros, on est mal. »

3. Dans « Initié par sa proie », le premier des contes du Jardin des Chats trépassés, se retrouve le rapport amoureux à l’animal, qui mène au sentiment d’une unité trop tard devinée. Le thème conducteur est l’aventure d’un pêcheur devenu le captif de sa proie fabuleuse, un ormérou, et du rêve, mortel, d’un passage retrouvé vers la terre de l’alliance première entre hommes et animaux. Témoin ravi, le héros voit s’entrouvrir devant lui des perspectives de plus en plus séduisantes, qui le mènent au-delà des temps : à un rappel de son enfance d’abord, et d’un pacte d’amitié contracté avec un serpent, puis à sa propre identification au Grand Arbre, garante d’un accès à la résurrection, à la révélation d’un au-delà de la mort, devant la porte de laquelle il a une première fois hésité, comme devant l’évidence de la passion qui l’unit à l’ormérou, et à laquelle il espère pouvoir atteindre de nouveau. En vain : « Notre nom était Amour, mais je n’ai pas pu trouver ce nom, je n’ai pu le distinguer à temps »

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