Un événement majeur qui marquera l’Irak à jamais », un « voyage historique » ont titré les médias, « un véritable tournant pour tout le Moyen-Orient », s’est exclamé le président Emmanuel Macron, « une visite porteuse d’un message important de fraternité et de paix », a salué le président américain (catholique) Joe Biden. Le pape lui-même n’a pas été en reste, qui s’est autocongratulé, « je crois, a-t-il confié aux journalistes dans son avion, que cela a été un message universel.
Pourtant, le pèlerinage du pape argentin effectué en Irak du 3 au 5 mars derniers ne mérite pas ces seuls commentaires dithyrambiques. Deux critiques majeures s’imposent : d’une part, le pape a en effet mis en danger les fidèles accourus en masse pour l’acclamer, et d’autre part il a fragilisé la précaire cohabitation des diverses religions moyen-orientales.
Interrogé sur les risques qu’il a fait courir aux Irakiens venus à sa rencontre dans plusieurs églises d’un pays en pleine remontée de la pandémie de coronavirus, le pontife a répondu avoir longuement réfléchi et prié, puis pris sa décision en toute conscience des risques.
J’y ai tant pensé, a-t-il déclaré, j’ai tant prié à propos de cela. Et à la fin, j’ai pris la décision, librement, avec un appel intérieur. Fidèle à ses habitudes, Jorge Bergoglio a décidé seul.
Un pape vacciné et des milliers de fidèles exposés.
Le pape, comme chaque membre de sa suite ecclésiastique et journalistique, avait bien sûr été vacciné avant le départ ; pendant trois jours, les protections sanitaires dont il a bénéficié ont été maximales, alors qu’étaient célébrées des messes de Bagdad à Mossoul, de Qaraqosh à Ur. Lors des communions, les prélats et les prêtres, redoublant de précautions, désinfectaient même systématiquement les mains des fidèles avant de leur tendre l’hostie. Malheureux fidèles en liesse, présents par centaines lors des messes, et jusqu’à 20 000, agglutinés sur les gradins du stade Franso Hariri à Erbil, dans le Kurdistan irakien. Lorsqu’il y a fait son entrée triomphale, le souverain pontife, masqué comme les prélats et les prêtres, s’est bien gardé de descendre de sa papamobile, pour prendre son rituel bain de foule. Une foule sans masque, sans distanciation, une foule qui dansait, jouait des percussions, chantait à pleine gorge. Une foule dont les membres n’avaient pas été vaccinés, le pays n’ayant reçu alors que 50 000 doses du vaccin chinois Sinopharm, toutes réservées aux soignants, alors que les frontières de l’Irak sont très poreuses avec celles de l’Iran, le pays du Moyen-Orient le plus touché par la pandémie.
Outrage moral et outrage à l’Évangile.
Le résultat ne s’est pas fait attendre : près de deux semaines plus tard, le 17 mars, l’Irak enregistrait selon le ministère de la Santé 5 663 nouveaux cas de Covid-19 et 33 décès, un record inédit dans le pays, probablement sous-estimé en raison de la faiblesse du recueil épidémiologique. Après une telle liturgie, avec des célébrants vaccinés et masqués et des fidèles exposés sans précaution aucune au virus, comment ne pas partager l’indignation du directeur général de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), Adhanom Ghebreyesus, au sujet de la distribution inéquitable des vaccins, qu’il a qualifiée d’outrage moral ? En l’occurrence, comment ne pas s’indigner devant un tel outrage à l’Évangile : le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. Mais à Erbil, le pape met en danger la santé et jusqu’à la vie de ses fidèles, et il le fait après avoir pris la décision librement, avec un appel intérieur.
Tensions exacerbées entre chiites et entre chiites et sunnites
Ce voyage a cependant fait du bien à l’âme de Jorge Bergoglio, selon la formule qu’il a employée dans l’avion du retour pour évoquer sa rencontre avec le grand Ayatollah chiite Ali Sistani. Le pape aurait affiché à cette occasion sa volonté de tolérance et de coexistence interreligieuse au pays où naquit Abraham. Mais de quelle coexistence s’agit-il ? Et avec qui ? Le pape s’est en effet abstenu de tout contact avec la communauté sunnite d’Irak, déjà abandonnée et marginalisée par les chiites depuis 2003, les sunnites formant une autre minorité religieuse, menacée comme celle des chrétiens. De surcroît, il a aggravé la conflictualité qui divise le champ chiite entre l’Ayatollah Sistani en Irak et l’Ayatollah Khameini en Iran. Salam, Salam, Salam !, s’est-il écrié, les journalistes s’extasiant sur sa maîtrise de la langue arabe. En fait, au contraire d’apaiser, le pape, en privilégiant un camp et en excluant les autres, a exacerbé les tensions, tensions entre chiites et tensions entre chiites et sunnites. Il a déstabilisé la coexistence entre les confessions et les communautés, alors que l’État islamique, bien que privé de son califat, conserve ici une redoutable capacité de nuisance.
Pour les 400 000 chrétiens d’Irak aussi (1 % de la population contre 6 % il y a 20 ans), alors que les affiches peintes à la main sur les murs de Bagdad se décollent et que les tapis rouges sont roulés, le bilan de ce pèlerinage historique est empreint d’amertume. Il faut transformer les grandes journées en actes. Jusqu’ici, on n’a ressenti aucun changement dans notre vie de tous les jours, déclare ainsi le père Nadheer Dakko, prêtre de la cathédrale Saint-Joseph de Bagdad*. Presque tous les membres de ma famille et mes amis se sont exilés, confie une fonctionnaire, et aucun d’entre eux ne pense pas à revenir après le voyage du pape*. Les appels du pape à la liberté religieuse risquent fort de rester lettre morte, ajoute William Warda, militant chrétien de l’ONG Hammourabi.
Devant le pape, les responsables locaux n’ont cessé d’appeler les chrétiens à revenir chez eux, mais on ne peut pas dire aux gens de revenir sans leur fournir la sécurité, des hôpitaux, des écoles et des infrastructures*.
Au final, le constat dressé sur la religion par Paul Tillich, dans L’Existence et le Christ (Cerf – Labor et Fides), s’applique à cette visite :
Elle déforme ce qu’elle a reçu et elle échoue dans ce qu’elle tente d’accomplir.
La face cachée du pèlerinage papal en Irak est une tragédie.
* Propos recueillis par l'Agence France-Presse
Christian Delahaye
Journaliste et théologien
Christian Delahaye publie régulièrement aux éditions Empreinte. Prochainement paraîtra l'ouvrage "Adieu curé" aux éditions Empreinte.
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