Après une vision terrifiante le romancier s’est tourné vers l’Eglise épiscopalienne. Peu de temps après, il devenait un héros de la contre-culture*.
Autrefois considéré comme une icône, l'auteur de science-fiction Philip K. Dick (1928-1982) est maintenant reconnu comme l'un des écrivains les plus visionnaires et les plus puissants du XXe siècle. Certaines de ses œuvres ont été adaptées au cinéma pour devenir des films cultes : Blade Runner, Total Recall, Minority Report, Ubik, Planète hurlante. Depuis 2007, l'écrivain est devenu le premier et unique auteur de science-fiction publié au sein de la prestigieuse collection classique de la Library of America, équivalent américain de La Pléiade.
Son travail a non seulement « prédit » nombre des inquiétudes et des possibilités technologiques de notre époque, mais il a également façonné la sensibilité des années soixante et soixante-dix d'une manière qui continue de nous marquer aujourd'hui. Sa vie personnelle et psychique particulièrement tumultueuse a non seulement nourri son art, mais l'a aussi amené à poursuivre un mysticisme décalé qui a pris de multiples formes.
En 1963, Dick s'est tourné vers le christianisme après une vision terrifiante. À l’automne de cette année-là, le troisième mariage de Dick avait bouleversé la stabilité émotionnelle des deux conjoints ; il réussi à convaincre le psychiatre qu’il partageait avec sa femme, Anne, qu’il l’envoie brièvement dans un hôpital psychiatrique. Durant l’automne, peut-être après l’assassinat de JFK, Dick se dirigeait vers la cabane isolée qu’il louait comme bureau d’écriture. Il leva les yeux au ciel et vit un visage, un « vaste visage du mal parfait » qui avait des fentes vides à la place des yeux. « C'était du métal, c’était cruel et, pire encore, c'était ”dieu”. » Pour une fois, Dick n'écrivait pas simplement quelque chose d’étrange ; il le regardait dans les yeux.
Le visage l’a hanté pendant des jours, voire des semaines. Il en a parlé à son psy, et il en a parlé au prêtre épiscopalien de l’église Saint-Columba, à Inverness, qui a identifié la figure comme étant celle de “satan” et donné à Dick l’onction d’huile.
La relation exacte entre la vision aux yeux ouverts et l’embrassement du christianisme par Dick est obscure. Dans certains récits, c’est la cause, tandis que dans d’autres, il explique le virage à l’église comme la dernière tentative d’Anne pour sauver son mariage. Quoi qu'il en soit, la famille a commencé à aller à St. Columba à la fin de l'année et a été baptisée au début de 1964. Bien que Dick ne se soit pas rendu aux offices, il s'est toujours plus ou moins identifié comme chrétien et épiscopalien durant le reste de sa vie. Dans son cours de catéchisme, il est devenu fasciné par l’eucharistie, hantée par la mystérieuse logique de la transsubstantiation du rite catholique dans la tradition de la haute église. Selon le biographe Lawrence Sutin, la fascination de Dick pour cette transformation presque alchimique de Dieu en matière, l’a conduit aux « symboles de la transformation dans la messe » de Jung, où Dick a peut-être découvert pour la première fois les notions explicitement gnostiques du démiurge créateur déchu et ignorant.
Dans une lettre de 1969, Dick décrit cette vision cruciale de 1963 comme une «expérience mystique réelle» dans laquelle, écrit-il, « j'ai vu le visage du mal ». Dans une préface écrite dix ans plus tard, il aborde de manière paradoxale la force de telles rencontres spectrales, même lorsqu'elles semblent miroiter aux abords du réel: « Je ne l'ai pas vraiment vu, mais le visage était là. » À la fin des années soixante-dix, bien qu'il luttait corps à corps à la rédaction de son livre, L’exégèse, le grand journal personnel qui explore ses croyances métaphysiques et ses paranoïas, Dick réduisait son expérience mystique antérieure à des causes psychologiques, en particulier à un isolement et à une « privation sensorielle » prolongés. Passant à un registre plus psychanalytique, il expliquait également que, suite à sa vision hallucinatoire, il avait trouvé dans le magazine Life une photo de guerre qui lui rappelait le terrifiant masque à gaz de la Première Guerre mondiale que son père - qui avait abandonné la famille alors que Dick avait quatre ans — lui donnait parfois quand il était enfant. Mais quand bien même Dick démystifiait sa vision du ciel en une rencontre «atavistique» avec le père absent et terrifiant, il laissa toujours entendre que de tels chiffrements psychologiques pouvaient néanmoins être détournés par des forces «transcendantes et immenses». Quelles que soient ses origines, la rencontre imaginale** de Dick gardait ses crocs (de métal). « De toute manière, le visage ne pouvait pas être nié ».
Philip K Dick traduisit sa vision sombre dans le personnage principal du roman cauchemardesque de 1965, Le Dieu venu du Centaure (The Three stigmata of Palmer Eldritch). «Les trois stigmates d’Eldritch» comprennent des yeux artificiels, une main en métal et des dents en acier qui, de toute façon, pour l’érudit littéraire Marcus Boon, suggèrent la gueule motorisée des amateurs de vitesse.
Dans le roman, le diabolique Eldritch s'empare du contrôle démiurgique sur les réalités subjectives des pauvres colons martiens et de ceux qui consomment sa nouvelle drogue, Chew-Z.
Bien qu'écrites lorsque Dick se sentait croyant, né de nouveau, les scènes de prise de drogue du livre représentent des parodies sombres et dégradées de la communion chrétienne. Le livre reflète également l'étendue du comparatisme mystique de Dick. Mais au lieu du I Ching, Dick développa la métaphysique du roman avec un autre best-seller sur le Livre des morts tibétain, ainsi que des reportages populaires sur le LSD.
Dick était un grand fan de H.P. Lovecraft (1890-1937), dont il admirait la capacité à donner l’impression que ses histoires troublantes étaient vraies - une caractéristique identifiée comme l’une des clés de ce qui est étrange. « Les Trois Stigmates » était énervant pour la critique, mais aussi et surtout, comme l’ensemble de son œuvre, profondément étrange. Avec des romans comme Now Wait for Last Year (1966) et Three Stigmata, qu’une critique a qualifié de « bible satanique », Dick s'est bâti une réputation non seulement en tant qu'auteur psychédélique, mais également en tant qu'auteur d’ouvrages majeurs. Comme le note Emmanuel Carrère, « l'adjectif Phildickien » - un terme utilisé pour décrire des situations étranges ou une perspective tordue mais précise du monde - est devenu un shibboleth de la contre-culture, du moins dans certains cercles, alors que sa réputation s'étendait au-delà du petit monde de la science-des-passionnés-de-science-fiction.
Mais ces passionnés de science-fiction ont eu plus d'influence sur l'explosion culturelle des années soixante qu'on ne le reconnaît généralement. En effet, l’un des récits secrets de l’époque, d’après Érik Davis, est la migration d’écrivains bohèmes très particuliers issus du monde minuscule des fanzines de science-fiction dans la presse rock émergente, où ils ont exercé une influence démesurée sur la scène culturelle. Paul Williams, le plus important de ces geeks de science-fiction-rock (et plus tard exécuteur testamentaire de la succession de Dick), par exemple, remit une copie de Three Stigmata à Timothy Leary, qui à son tour la remit à John Lennon, qui a brièvement envisagé de la transformer en film. En 1967, dans l'introduction de son anthologie phare Dangereuses visions (Dangerous Visions), l’auteur du livre de science-fiction Harlan Ellison, affirme que Dick a notoirement écrit sa contribution ainsi que des ouvrages comme Three Stigmata sous LSD. Pendant un certain temps au moins, Philip K Dick, ayant trouvé une nouvelle identité dans un monde contre-culturel qui n’était pas tout à fait le sien, était heureux de s’en nourrir. Même s’il a continué de se considérer comme chrétien et épiscopalien, fasciné par les thèmes et les visages du christianisme, comme au premier jour du reste de sa vie.
David Gonzalez
* D’après Erik Davis, High Weirdness - Drugs, Esoterica, and Visionary Experience in the Seventies, MIT Press, 2019. Une exploration de l'émergence d'une nouvelle spiritualité psychédélique chez Philip K. Dick, Terence McKenna et Robert Anton Wilson : https://mitpress.mit.edu/books/high-weirdness
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