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Photo du rédacteurHélène Masquelier

Les Ouïgours, des Turcs pas comme les autres




Les événements récents du Xinjiang ont une résonance particulière en Turquie. Après l’Ouzbékistan, cette province autonome de Chine est le second foyer de peuplement turcophone musulman en Asie centrale.

Tardivement intégrée à l’Empire chinois, la région a connu au cours de son histoire une turquisation et une islamisation à la base des forts particularismes qui lient aujourd’hui profondément le Xinjiang au monde turcophone et musulman.


On l’appelle le «Grand Ouest chinois». Créée en 1955, la région autonome ouïghoure du Xinjiang recouvre un territoire grand comme trois fois la France métropolitaine, intégré dans le giron chinois par la dynastie Qing au milieu du XVIIIe siècle.


Des guerriers nomades aux aristocrates soufis



Les ancêtres des Ouïgours, nom qui signifie littéralement «Unis» sont des tribus nomades turques, établies sur les rives du lac Baïkal. Au VIIe siècle, ces guerriers se sédentarisent en Mongolie. C’est à ce moment qu’ils abandonnent leurs croyances chamaniques pour adopter la religion manichéiste, née en Perse au IIIe siècle, et dont les adeptes, persécutés chez eux étaient venus se réfugier en Chine. Dans le même temps, le christianisme nestorien commence à apparaître dans la région et ces croyances cohabitent alors dans une grande tolérance avec le bouddhisme transmis depuis le Ier siècle av. J.-C. par différents moines et pèlerins.




En 840, les Ouïghours sont forcés de quitter leurs terres face aux attaques des Kirghiz et de descendre du côté du fleuve Tarim qui traverse aujourd’hui la région chinoise du Xinjiang. Progressivement, ils forment dans la région une aristocratie qui vient se mêler aux populations locales indo-européennes.


Aux IXe et Xe siècles, l’Islam commence à se diffuser en Chine. Sa progression est rapide puisque dix ans à peine après la mort du Prophète Mahomet est lancée la construction de la grande mosquée de la ville de Xi’an, en 742. Mais il faut attendre les XIe et XIIe siècles pour que l’islam prenne pied au Xinjiang, alors toujours dominé par le bouddhisme, le manichéisme et le christianisme nestorien. L’islam se propage le long des routes de la soie et sa propagation est renforcée par l’action prosélyte des confréries soufies centrasiatiques. Au XIVe siècle, toute la région se retrouve islamisée. Si les dernières populations bouddhistes subsistant dans la région gardent encore l’appellation de Ouïghours jusqu’au début du XVIe siècle, les populations converties à l’islam, elles, se désignent désormais comme faisant partie du «peuple musulman».





L’émergence d’un nationalisme sur fond de panturquisme


Au cours du XIXe siècle, les colons hans, autrefois interdits dans le bassin du Tarim, commencent à affluer. Parallèlement, au-delà de l’exacerbation d’un ancien sentiment anti-chinois, la corruption d’une partie des fonctionnaires locaux chinois et la multiplication des taxes exacerbent le mécontentement des populations locales.


Mais l’émergence d’un véritable nationalisme anticolonial au Xinjiang suit la large diffusion en Asie centrale du réformisme jadid. Ce courant, teinté de panturquisme, a pour objectif d’éviter l’assimilation des populations turcophones musulmanes de Russie et de leur rendre un poids politique en les faisant entrer dans le monde moderne. En effet, dans les années 1880, une partie des élites turcophones comprend qu’il est important de s’inspirer de l’Occident pour émanciper les populations turques de la domination coloniale. C’est ainsi qu’au Xinjiang, le réformisme jadid se développe à cette époque en symbiose avec le courant panislamiste.


En dépit de la répression menée par les Chinois, les écoles jadidistes contribuent à développer le sentiment national des populations turcophones, dans le cadre d’un projet panturquiste à l’échelle de la province. La volonté d’instituer un État ouïghour naît dans les années 1920-1930, sous l’influence d’intellectuels, d’hommes d’affaires et de personnalités religieuses ayant voyagé en Asie centrale, en Russie, en Turquie ou au Moyen-Orient.


Un projet d’indépendance avorté


Une «République islamique du Turkestan oriental» est finalement proclamée le 12 novembre 1933, avec pour capitale Kashgar. L’objectif est de soustraire le Xinjiang aux mains chinoises et de permettre à la population de renouer avec sa culture. Mais la montée en puissance des Soviétiques dans la région empêche cet embryon d’état, réputé anti-communiste, de s’installer durablement. Les Soviétiques craignent une expansion du mouvement indépendantiste ouïghour vers l’Asie centrale, et son ralliement au Turkestan russe. L’URSS parvient alors à convaincre le seigneur de guerre chinois de se retourner contre le nouvel état, provoquant son extinction trois mois seulement après sa création.


Finalement, l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949 marque une nouvelle mise au pas de la population que le pouvoir chinois cherche à «diluer» en incitant les membres de l’ethnie Han, majoritaire en Chine, à s’installer sur ces terres de l’ouest. Au cours des années 1950, les principaux militants nationalistes partent alors s’exiler en Turquie et en Asie centrale, coupant peu à peu les liens avec leur région d’origine.


Le jeu d’équilibriste d’Ankara face à Pékin


Il faudra attendre l’ouverture progressive des frontières du Xinjiang à partir des années 1980, puis l’écroulement du rideau de fer qui isolait l’Asie centrale, pour observer un rétablissement des liens entre la diaspora ouïghoure de Turquie et la population du Xinjiang. Au moment de la chute de l’URSS, la Turquie redécouvre ces peuples turcs d’Asie centrale, suscitant dans le pays une nouvelle vague de romantisme panturquiste. Mais même après l’ouverture des frontières, les Ouïghours n’ont pas beaucoup de possibilités de circuler vers l’ouest et peinent à revendiquer une identité proche de celle de la Turquie. L’influence de la Turquie reste donc minime et repose surtout sur des échanges commerciaux réalisés par une poignée d’hommes d’affaires entre la région ouïghoure, et les républiques d’Asie centrale.


Actuellement, entre 15000 et 50000 Ouïgours vivent toujours en Turquie selon les différentes estimations. Conscient de ses liens culturels avec les habitants du Xinjiang, le peuple turc se rallie souvent à des mouvements de contestation contre la Chine et la répression des Ouïghours dans le pays. Mais les dirigeants turcs de leur côté sont de plus en plus soucieux de maintenir de bonnes relations avec Pékin, et soufflent le choix et le froid.


Les échanges bilatéraux turco-chinois qui ont atteint 23 milliards de dollars en 2018, selon l’Institut turc des statistiques, font de la Chine le troisième partenaire commercial de la Turquie. Alors que les investissements chinois deviennent plus importants pour Ankara, le sort des Ouïghours tombe plus loin du radar du gouvernement. Pendant que Recep Tayyip Erdogan se pose en grand défenseur des musulmans dans le monde, il reste le plus souvent silencieux quant au traitement des populations ouïghoures de Chine. Un silence embarrassant pour Ankara, qui tente de garder une proximité de relations avec Pékin, tout en maintenant son image de leader du monde musulman, dans un dilemme on ne peut plus cornélien.


Hélène Masquelier

« Journaliste indépendante issue de la radio, Hélène Masquelier s’est établie plusieurs années en Chine à la découverte des cultures minoritaires. En collaboration avec plusieurs médias, elle s’intéresse aujourd’hui aux problématiques de représentation sociale des communautés en marge. »


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