Nedim Gürsel, l’une des grandes plumes de la littérature turque contemporaine, a passé la majeure partie de sa vie à Paris. Il est l’un de ces hommes de culture ayant établi un pont entre la Turquie et la France.
Il est l'auteur d’une quarantaine de romans, nouvelles, essais et récits de voyage, et a été traduit en 20 langues. Il a publié plusieurs ouvrages aux éditions Empreinte temps présent: Besançon, nature intime du temps - La Turquie, une idée neuve en Europe - Belle et rebelle, ma France - Retour dans les Balkans - Voyage au coeur de la Turquie.
A l'occasion des 50 ans d'écriture de l'écrivain, l'Institut Français d'Istanbul a souhaité lui rendre hommage et a réuni, le 3 octobre 2016, plusieurs figures du monde littéraire turc et français. Parmi elles, Marc Semo, correspondant diplomatique au quotidien Le Monde, et Denis Guillaume, directeur des éditions Empreinte temps présent.
Chaque intervenant s'est attaché à présenter un aspect de l'oeuvre de Nedim Gürsel.
Denis Guillaume a choisi d'évoquer un thème récurrent dans son écriture : "la conscience intime du temps" :
"Il y a 10 ans, Dogan Kitap, l’université d’Istanbul et, déjà, l’Institut français, organisaient une journée d’étude à l’occasion des 40 ans de littérature de Nedim Gürsel. Un livre d’articles réunis et présentés par Seza Yılancıoğlu s’en est suivi. En 2012, Seza faisait paraître un second ouvrage très riche : « Fascination nomade ». Ces deux ouvrages analysent en détail quelques textes de Nedim Gürsel et je vous y renvoie chaleureusement.
Aujourd’hui, nous nous tiendrons à des propos moins scientifiques, plus personnels, plus subjectifs.
Je vous propose donc d’évoquer un aspect très fréquent – et que vous connaissez – dans l’écriture (et peut-être dans l’identité) de Nedim Gürsel. C’est la question de la «conscience intime du temps» pour reprendre la formule de Husserl. Nous avions d’ailleurs publié en 2007 un ouvrage illustré de photographies en noir et blanc que nous avions appelé : Besançon, nature intime du temps. J’y reviendrai.
Je voudrais, tout d’abord, moi aussi faire un retour dans le passé.
C’est à l’occasion d’un forum sur la laïcité, que j’avais organisé au Salon du livre de Paris il y a une quinzaine d’années, que j’ai eu le plaisir d’interviewer Nedim Gürsel. Je l’avais invité à la suite d’une première rencontre en 2003 au Centre culturel Anatolie à Paris où il présentait son livre: Balcons sur la Méditerranée. Son propos ce jour-là, les échanges qui ont suivi et quelques autres rencontres ont éveillé mon intérêt pour son écriture.
En fait, ce qui m’avait plu, c’est ce que Montaigne exprime lorsqu’il parle des « bons » historiens :
…Ceux qui écrivent les vies, parce qu’ils s’arrêtent plus aux intentions qu’aux événements, plus à ce qui part du dedans qu’à ce qui arrive du dehors, ceux-là proprement me conviennent… Ceux-ci mêlent à l’histoire quelque chose de leur cru.
À propos de cet intérêt, peut-être pourrait-on parler d’affinités électives sans, bien entendu, leur donner le sens qu’elles avaient pour Goethe mais davantage dans la suite de leur signification en sciences sociales, et à la suite de Max Weber qui parlait d’un processus par lequel deux formes culturelles (religieuses, intellectuelles, politiques ou économiques) entrent, à partir de certaines analogies significatives, ou affinités de sens, dans un rapport d’attraction.
En tout cas, la perception du temps et la manière de le conjuguer de Nedim Gürsel ont trouvé écho en moi et m’ont très vite passionné.
Il me semble, en effet, discerner dans l’ensemble de l’œuvre de Nedim Gürsel, une constante, une tension et une modalité.
Une constante qui pourrait se résumer ainsi : le temps m’a été volé, je payerai le prix, je le rachèterai, je vais œuvrer à le rattraper, à me le réapproprier. À présent, je crée une nouvelle réalité. Réalité que je construis par le rêve, par l’expression de ma propre sensibilité, par la littérature.
Peut-être que notre regard subjectif, notre histoire personnelle nous font, à chaque fois recréer la vérité, percevoir le monde d’une autre manière. Ce beau temps, cette eau verte trouvent leur véritable existence dans notre propre subjectivité, dans notre sensibilité, dans la complexité de notre monde intérieur.
C’est nous qui leur faisons acquérir une réalité et non pas le temps.
Besançon, nature intime du temps
Cette constante s’exprime dans une sorte de tension dialectique entre un présent – situé dans le passé – et ce même présent actualisé, mis en mouvement, qui ouvre sur l’avenir. Autrement dit, Nedim Gürsel avance résolument vers l’avenir mais effectue des retours permanents vers le passé pour nourrir ce mouvement : son propre passé, mais aussi celui de ses personnages, que ce soit dans les romans, les nouvelles ou les récits de voyages.
Et une modalité qui serait donc le déplacement dans l’espace, une forme de nomadisme, lequel s’exprime essentiellement par le voyage.
Nous savons tous que le temps ne renvoie pas à une substance originale et autonome du réel. Il est construit par abstraction tout en ayant une valeur pragmatique, porteuse d’effets concrets. Ainsi, quoiqu’il n’existe pas, il nous est possible de le déployer dans un espace dont nous définissons nous-mêmes les frontières.
Pour Nedim Gürsel, tout commence bien sûr par des expériences marquantes et traumatiques, un passé douloureux. Nous le connaissons tous. Je n’y reviens pas en détail. Déracinement du foyer familial, puis perte des êtres chers, à jamais disparus…, partis sans espoir de retour.
Adieu, adieu, rose qui tombes!
Adieu, adieu, beau mois de mai!
Mon cœur est le pays des tombes
Où mon bonheur est enfermé.
Cimetière intime, Jean Richepin, in La chanson des gueux, 1881
Le temps s’est figé affectivement mais l’espace s’est ouvert. Le voyage, le déplacement ont pris le pas sur l’immobilisme et la sédentarité.
La sécurité, qui constitue un besoin humain essentiel, ne naît pas chez Nedim Gürsel de la permanence de l’instant, dans la délectation d’un présent stable et immobile, mais dans le mouvement, dans le nomadisme, dans une projection vers l’avenir. Ainsi, Nedim Gürsel conjugue le temps et l’espace pour créer une réalité supportable mais surtout, fructueuse et créatrice.
L’exil contraint puis choisi, le départ, la double résidence qui offre la possibilité d’aller-retour tout en étant chez soi, le va et vient, le voyage comme une sorte de respiration, l’exploration de l’espace mais aussi du temps… sont chez Nedim Gürsel un mode de vie mais aussi une source de créativité.
Je pense aussi à la noria que Nedim Gürsel décrit dans son texte sur Besançon. Elle puise sans cesse de l’eau, avec son godet, jamais la même (image redondante), en tire de l’énergie et la reverse pour déjà recommencer dans un mouvement perpétuel.
C’est en même temps l’eau qui fait tourner la roue – grâce au courant – et la roue qui fait tourner l’eau dans un mouvement circulaire.
Elle illustre ce mouvement qui se saisit du passé pour créer une énergie et un sens dans le présent.
Mais il me semble surtout remarquable chez Nedim Gürsel qu’il faille d’abord retourner, revenir, dans une forme de recueillement avant d’être en mesure de partir, avant de pouvoir aller. C’est, en effet, au prix d’incessants retours que Nedim Gürsel peut véritablement prendre son envol, quitter, partir aller vers un ailleurs, mais en le consentant.
En effet, le départ a d’abord été contraint. Aujourd’hui il faut le choisir mais pour ce faire, il lui faut effectuer un retour, afin de partir, non plus à cause d’une contrainte imposée du dehors mais comme nouvelle modalité, comme une forme de réappropriation de soi. Nedim Gürsel crée et doit gérer une tension entre le mouvement et l’enracinement.
Il écrit à propos des arbres:
Ils n’ont pas la possibilité de se lever et de se rendre quelque part. Seules leurs racines peuvent avancer, aller jusqu’aux profondeurs de la terre, chaque année un peu plus loin, toujours un peu plus bas. Mais l’homme n’est pas un arbre condamné à rester à sa place. Il a des jambes pour marcher, il avance.
Besançon nature intime du temps
Il faut donc quitter, sans cesse quitter, partir pour réactiver l’expérience initiale traumatique et tenter de la réactualiser en la maîtrisant. Il faut visiter le passé dans un retour sur soi et sur l’histoire pour envisager un avenir possible. Nedim Gürsel semble avancer le regard dans le rétroviseur dans un double mouvement : retenir le temps qui s’est figé mais en même temps le lâcher afin qu’il se déploie dans l’espace.
J’ai lu que pour Nedim Gürsel, il n’y avait pas de retour possible (on le dit également de Nazım Hikmet). Je pense plus précisément qu’il n’y a pas d’aller possible sans retour préalable.
Le monde extérieur existait bel et bien, je le savais, mais désormais le palper ne me suffisait pas. Pour arriver à une meilleure compréhension, une meilleure connaissance, il convenait de le réévaluer et de le réorganiser par le biais du langage. Il fallait percevoir et interpréter à neuf.
Au pays des poissons captifs
Ainsi Nedim Gürsel devient le « maître du temps » et c’est bien là l’enjeu.
Mais ce choix est exigeant, il n’est pas exempt d’inquiétude, il est générateur d’angoisse, d’insécurité.
Autre grand voyageur, Pierre loti nous prévient:
…qui veut me suivre, se résigne à beaucoup de jours passés dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages…
Vers Ispahan, Pierre Loti
Enfin, sur un autre registre, on pourrait citer Pir Sultan Abdal:
Notre voie est épineuse : celui qui aime ses pieds, qu’il ne vienne pas.
Toujours affleure le risque de la nostalgie et de la fuite dans l’immobilisme, le passéisme.
Le mieux est de tout oublier, oublier la montre à gousset de mon grand-père, la solitude de ma mère, les travaux qui m’attendent à Paris, oublier le jour et la nuit, oublier les nuits! Courir après le temps passé et oublier le présent.
Besançon, nature intime du temps
Lorsque Chems quitta Konya, Mevlâna ne supporta pas son absence. Il écrivit pour lui les poèmes les plus douloureux et les plus tristes qui puissent exister sur la séparation, il ne cessa pas de guetter son retour.
Le derviche et la ville
Oui, la tentation est grande d’oublier non seulement le passé mais aussi le présent, de s’oublier dans une sorte de déréliction. De courir après le temps passé et de s’y complaire, ce qui revient à s’immobiliser ou pire, à reculer, à régresser.
Lamartine exprimait ce dilemme ainsi:
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle, emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Le lac, Lamartine
Deux images illustrent cette tension dans les textes de Nedim Gürsel. Celle de la mer (Méditerranée), présente (ici et maintenant) mais en mouvement, qui semble donc tournée vers l’avenir et la steppe – présente, elle aussi – mais qui dans son immobilisme semble figée dans un passé qui ne passe pas.
Mais Nedim Gürsel est combatif. Il ne s’abandonne pas longtemps aux sirènes de la nostalgie. Il a compris intuitivement la nature intime du temps. Celui-ci est composé du passé, qui n’existe plus, du futur, qui n’existe pas encore, et du présent, sorte de néant coincé entre deux néants ? Mais Nedim Gürsel marie les concepts d’espace et de temps. Il les fait fonctionner en tandem. Chacun se définit en tension avec l’autre. Chez lui, l’histoire épouse la géographie. Il passe d’une réalité temporelle à une réalité spatiale. Le mouvement dans l’espace rachète le temps.
Non ! Nedim Gürsel n’est pas un nostalgique qui se fixerait romantiquement sur un passé idéalisé et immobile. Nedim Gürsel est proactif, il construit une vie, il construit une œuvre. À travers elle, il visite l’histoire, son histoire, et la récrit sans cesse pour la réinventer et pour l’enchanter.
Je voudrais enfin relever trois dimensions inséparables – que vous connaissez également – chez Nedim Gürsel : la prégnance de l’enfance, la dimension du rêve et l’écriture.
C’est Georges Bataille qui disait: La littérature, c’est l’enfance enfin retrouvée.
L’enfant qui, il y 50 ans publiait son premier texte, commettait déjà un acte subversif, il accédait à l’autonomie, à l’affirmation de soi. On assiste là à l’émergence d’un sujet qui n’est déjà plus conforme et qui ne se laissera plus jamais contraindre.
Comme il aimerait revoir la folle locomotive…
Au pays des poissons captifs
La nostalgie du jouet, comme une image fixe qui remonte de l’enfance mais qui déjà représente le mouvement, le départ, le voyage, la liberté.
Et pourtant cela reste douloureux:
…Le temps a broyé mes jouets pendant que j’abolissais les distances…
Au pays des poissons captifs
Mais il dit aussi
Si j’avais pu arrêter ou du moins ralentir la course des aiguilles du cadran, je n’aurais pas, me semble-t-il, autant ressenti le besoin d’écrire. Car seule l’écriture peut faire ressurgir le passé…
Au pays des poissons captifs
Ce lien entre la temporalité et l’écriture est remarquable dans la plupart des livres de Nedim Gürsel, qui offrent souvent une parenté avec les romans historiques.
Cet intérêt pour les personnages du passé : les filles d’Allah, Bellini, Mehmet II, les derviches, les écrivains et leur ville… s’explique par le fait qu’en s’ancrant dans le passé, ils paraissent plus près de l’originel et représentent ainsi un point d’ancrage et un point de départ. Par ailleurs, le roman partage avec le rêve une fonction importante : celle d’assouvir le besoin vital de l’homme de l’autoreprésentation de sa propre existence. Si Nedim Gürsel créait de toutes pièces l’histoire qu’il raconte, elle n’aurait de sens pour personne d’autre que lui-même, mais en mêlant personnages de la réalité passée, histoire personnelle et rêverie romantique, il nous invite à appréhender ce qui concerne chacune de nos existences : l’appropriation d’une histoire longue, de notre propre histoire et de leur inscription dans un espace que l’on peut maîtriser.
Le temps disparaît et tout voyage reflète le souvenir d’un certain voyage – déterminant. Ainsi l’existence n’est plus à lire comme une chronologie mais comme un mille-feuille d’atemporalité.
Un certain tropisme pour la spiritualité chez Nedim Gürsel (les 7 derviches, les filles d’Allah, le derviche et la ville…) me semble cohérent avec cette notion de temps qui est comme racheté pour se développer dans les espaces infinis. Une forme d’éternité qui ne serait autre qu’une permanence du présent.
… les prières arabes sont bien plus belles, plus apaisantes que les berceuses. Au rythme des paroles de ma grand-mère, le fleuve coulait à perte de vue, sans encombre, en toute quiétude, dans son lit tantôt trouble, tantôt limpide.
Je voudrais conclure par ces courts extraits (en vis-à-vis) d’un passage du livre : Au pays des poissons captifs, 2004 et d’un poème de Jean Grosjean qui s’intitule: Conversions.
Nedim écrit:
L’écriture n’est peut-être qu’une illusion…les mots… un beau jour s’éparpillent au gré des pages qui se dispersent au vent.
Et j’entends, comme en miroir, JG lui répondre:
Le vent retourne les feuillages,
On les voit pâles comme des livres.
Mais le vent préfère aux livres,
Le profond murmure de l’âme.
C’est ce murmure de l’âme que Nedim nous donne en partage et pour cela, je veux le remercier sincèrement."
Denis Guillaume
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