Face à la montée vertigineuse des populismes d’extrême-droite et d’extrême-gauche, les évêques français désertent en rase campagne électorale : ils s’abstiennent de formuler un choix entre les candidats, ni pour, ni contre aucun des deux. Ce refus d’engagement des dirigeants catholiques est non seulement une défausse en terme politique, mais c’est une faute devant l’Evangile, une trahison aux conséquences tragiques.
Au premier tour de l’élection présidentielle, les trois candidats d’extrême-droite ont obtenu 40% des voix catholiques et les trois candidats d’extrême-gauche ont recueilli 16% de leurs suffrages (sondage IFOP pour La Croix). Le vote protestataire a rallié la majorité des pratiquants. Et les évêques ? Motus. On ne le saura pas. Et on ne saura pas davantage contre qui, ni pour qui ils appellent à voter, ou ne pas voter, au second tour. Entre les deux tours, le conseil permanent de la Conférence des évêques de France (CEF) s’est contenté de s’adresser
« à l’intelligence, à la conscience et à la liberté de chacun (…) avec la gravité que requièrent l’événement, l’état de notre pays et les crises qui traversent notre monde. »
Il a juste rappelé « aux catholiques l’importance de voter et de le faire en conscience, à la lumière de l’Evangile et de la doctrine sociale de l’Eglise ». C’est le même choix de ne pas choisir franchement que les évêques avaient formulé en janvier, préférant
« en appeler au dialogue » et «susciter des réflexions personnelles de chacun, pour que chacun nourrisse son choix de raison »,
alors même qu’Eric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la CEF, reconnaissait
qu’ « il y a beaucoup d’inquiétude dans le pays », que « beaucoup de peurs d’expriment » et qu’ « une espèce de trouble touche l’humanité elle-même » -
rien que ça !
Un tel non-choix avait déjà été arrêté lors de la précédente élection présidentielle, en 2017, la CEF se refusant fermement à rejoindre le cordon sanitaire et républicain contre la candidature de Marine Le Pen. La ligne retenue en 2022 ne saurait cependant être considérée comme le simple copié-collé de 2017, car les temps ont changé avec, d’une part, la montée vertigineuse des populismes et le risque d’un basculement civilisationnel qu’elle suscite et, d’autre part, avec l’exploitation partisane du thème des racines chrétiennes.
Autres temps, autres évêques.
La désertion épiscopale en rase campagne électorale est d’autant plus remarquable que les mêmes évêques nous avaient habitués à des immixtions politiques lors des grands débats éthiques (mariage pour tous, aide médicale à la procréation, délais d’IVG). Mais surtout, les évêques renient les engagements véhéments de leurs grands prédécesseurs :
« Chrétiens, nous ne supportons pas les mensonges du candidat de l’exclusion, du mépris et de la haine, notamment quand il détourne l’Evangile à son profit »,
tonnait ainsi en 2002 le cardinal Albert Decourtray, qui dénonçait
« un projet de société (qui) n’a rien à voir avec le message d’amour et d’espérance du Christ. »
S’indignant au même moment contre « l’avilissement de la pensée négationniste », le cardinal Jean-Marie Lustiger stigmatisait « les thèses néo-païennes et anti-chrétiennes ». Autres temps, autres évêques, autres théologie politique.
Il est vrai qu’en 2 000 ans, le catholicisme s’est livré à pas mal d’ « allers et retours complexes faisant passer du politique au religieux chrétien et du religieux à un nouveau politique », comme l’observait Michel de Certeau (« L’Invention du quotidien », Gallimard) ; il expliquait que l’effritement du pouvoir ecclésiastique avait fait refluer les croyances vers le politique, mais sans y ramener les valeurs divines ou célestes que les Eglises avaient mises à part, contrôlées et prises en main. Ce reflux est aujourd’hui sidérant.
Dans « l’Alliance contre-nature, quand les religions nourrissent le populisme » (éditions Empreinte-Temps présent), nous avons décrit les trois grands tournants théologico-politiques pris par le christianisme au cours de deux millénaires : le premier tournant, universaliste, a mené pendant trois siècles de la dispersion d’Israël à l’inscription dans l’Empire sous Constantin et Théodose ; le second, a conduit en 1 500 ans à un populisme chrétien de combat avec l’instauration du système romain et sa caste ecclésiastique ; le troisième tournant, à Vatican II, a acté la fin de la chrétienté conjuguée au mode populiste pour renouer avec la tradition profonde du christianisme : il a chassé les peurs de l’autre, l’autre connu comme un semblable, un proche aimable, il a défié l’éternelle tentation du rejet, la mécanique de la détestation et du bouc émissaire, il a coupé le moteur du ressentiment, qui fait vrombir les foules populistes sous les imprécations identitaires de leurs leaders : il a annoncé l’Evangile vécu comme le contre-programme de tous les populismes, l’anti-populisme-même.
Populisme chrétien, un épouvantable oxymore
Decourtray et Lustiger s’inscrivaient nettement dans ce tournant. Mais un quatrième tournant, non moins net, a été pris à partir de 2017 lorsque la CEF, en refusant de faire barrage au populisme d’extrême-droite, le dédiabolisant, a ouvert la voie au populisme chrétien (si l’on peut oser cet épouvantable oxymore), reconstruisant les vieilles barrières identiaires chrétiennes qui poussent les feux contre les étrangers en général et les migrants en particulier, ces barrières qui déshonorent les fondamentaux de l’Evangile que sont l’accueil de l’étranger, l’amour des ennemis, la fraternité dans la diversité.
Après le volte-face de 2017, la défausse de 2022 poursuit dans ce courant qui trahit l’esprit de l’Evangile. Dans « Pour une église servante et pauvre » (Cerf), Yves Congar la voyait venir et prévenait par avance contre « l’héritage de l’archaïsme et de la rigidité » et cette « effroyable conception qui oublie que toute l’Eglise est un unique peuple de Dieu ». Il alertait sur le risque d’« une trahison de la vérité extrêmement grave ».
Tous les évêques français ont-ils renoncé cependant à porter le témoignage anti-populiste de l’Evangile ? Le sociologue Yann Raison du Cleuziou risque l’hypothèse que certains se trouveraient invisibilisés et subiraient la pression intégraliste et intransigeante. L’épiscopat serait très divisé et prendrait la tangente pour ne pas réveiller et risquer d’afficher ses fractures, murmure-t-on. Joseph Moingt dans « L’Esprit du christianisme » (Temps présent), le soulignait :
« il est indubitable que la division trop visible entre courants traditionnalistes et modernisants, anti et pro-Vatican II, a d’ores et déjà mis l’Eglise en situation en situation de schisme larvé, ce qui reste à inscrire au compte de son déclin actuel. »
L’Evangile du pasteur et du mercenaire
Dans ce contexte, l’évangile du bon pasteur projette un éclairage tragique sur la posture théologico-politique adoptée par les évêques français :
« Le mercenaire, qui n’est pas le pasteur et à qui n’appartiennent pas les brebis, voit-il venir le loup, il laisse les brebis et s’enfuit, et le loup s’en empare et les disperse. C’est qu’il est mercenaire et ne se soucie pas des brebis. » (Jean 10, 12-13).
« C’est fuir aussi que de se taire quand on devrait parler, et de laisser de côté ce qu’il faudrait faire, commente le théologien martyr Dietrich Bonhoeffer (« Gesammelte Schriften » IV) : aussi sûrement que le bon berger meurt pour ses brebis, le mercenaire s’enfuit. Le pasteur est un mercenaire si sa fonction, lui-même, son intérêt sont plus importants que la communauté du bon berger. Il s’enfuit, peut-être justement quand il la tient pour sa propriété. »
De peur d’afficher les lézardes leur système, les évêques mercenaires ont pris la fuite. Ils taisent le défi que Jésus lance au populisme, à l’éternelle tentation du rejet et de la détestation. Leur défausse est une faute qui les déligitime devant l’Evangile.
Christian Delahaye
Journaliste et théologien (prochain ouvrage à paraître « Des animaux et des dieux, essai de théologie animaliste » (Empreinte Temps présent et Golias).
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