En votant en faveur du versement d’une somme forfaitaire aux victimes, les évêques français tentent de sortir de la tourmente créée par les révélations successives sur les scandales d’agressions pédophiles commises pendant des décennies par des prêtres ou des religieux, scandales qu’ils ont souvent tenté d’étouffer. Mais au moins cinq raisons mettent en question la « détermination » qu’ils affichent.
1. Le financement de la CIASE
Les évêques ont engagé en 2018, sous très haute pression médiatique, le processus censé mettre fin à la pédocriminalité dans l’Église en mettant en place une commission indépendante sur les abus sexuels en Église (CIASE). Or, l’indépendance de cette commission interroge dès le départ : elle est en effet intégralement financée par la CEF (conférence des évêques de France) et la CORREF (conférence des religieux et religieuses). Qu’aurait-on dit d’une commission sur le scandale du Mediator qui aurait été financée par le laboratoire Servier ?
2. Le conflit d’intérêts de Jean-Marc Sauvé
Pour garantir cependant l’indépendance, de la CIASE, Mgr Georges Pontier, alors président de la CEF, a choisi comme président M. Jean-Marc Sauvé. Or cet énarque ancien vice-président du Conseil d’Etat préside déjà, depuis mai 2018, la fondation catholique des Apprentis d’Auteuil ; à ce titre, il est placé sous la double tutelle de l’archevêque de Paris et du supérieur de la congrégation du Saint-Esprit (Spiritains) Cette double subordination peut raisonnablement être regardée comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif des fonction du président de la CIASE, pour citer les termes-mêmes employés, justement, par M. Sauvé dans le rapport qu’il a consacré aux conflits d’intérêt, alors qu’il était encore vice-président du Conseil d’État.
La subordination de M. Sauvé à la hiérarchie catholique est d’autant plus problématique que c’est lui qui nomme discrétionnairement tous les membres de sa commission. Au demeurant, le président de la CIASE a déjà envoyé des signaux qui instillent le doute sur son indépendance : aux trois objectifs fixés dans sa lettre de mission (établissement des faits, compréhension de ce qui s’est passé et prévention de la répétition de tels drames), spontanément il en a ajouté un quatrième, qu’il a évoqué dans plusieurs interviewes : la réconciliation de l’Église avec les victimes, cette réconciliation qu’il décrit comme un travail extrêmement salutaire et que, justement, les victimes et leurs associations n’ont de cesse de dénoncer depuis plus de vingt ans : en tentant de réconcilier les prêtres violeurs avec leurs victimes, les évêques ont le plus souvent voulu court-circuiter les actions en justice contre les crimes pédophiles.
La communication de M. Sauvé est sélective : lors d’une conférence de presse à Lourdes, il a rendu publique de nombreux chiffres concernant sa mission (2 800 signalements, 61% d’hommes, 86% de mineurs, 34% qui avaient moins de dix ans, 71% des agresseurs étant prêtres, 29% religieux), mais il s’est abstenu de communiquer deux chiffres, celui des évêques qui lui ont ouvert leurs archives et celui des autres évêques.
Dans certains cas, a-t-il déclaré, les archives (concernant les affaires de pédocriminalité) sont inexistantes, elles n’ont jamais existé ou ont été détruites. Dans d’autres cas, elles sont documentées et vont faciliter le travail.
On ne saura donc pas combien d’évêques coopèrent avec la CIASE et combien ne lui ont pas communiqué d’informations.
3. Un processus sous le contrôle de chaque évêque.
Les évêques cependant se méfient de la CIASE, malgré la subordination de son président. Contrairement au souhait émis par la CORREF, ils ont choisi d’annoncer le versement d’une somme forfaitaire aux victimes dès avant que la commission ait rendu ses conclusions, fin 2020. De surcroît, avant même de fixer le montant de cette somme, ils ont limité son versement aux seules victimes mineures lors des faits, excluant les personnes majeures en situation de vulnérabilité, alors que la CIASE les prend en considération.
Et surtout, ils ont fixé les modalités du versement : il sera proposé à l’initiative de chaque évêque, pour les victimes qu’il connaît sans intervention de la CIASE. Tant pis pour les victimes qui demeurent en situation conflictuelle avec tel évêque, c’est l’évêque et lui seul qui statuera et aucune possibilité de recours n’est évoquée.
4. L’appel à tous les fidèles pour payer à la place des coupables.
Quant au financement du dispositif, son montant sera dévoilé en avril 2020, mais la CEF a d’ores et déjà indiqué que le fond de dotation sera alimenté par les évêques, les prêtres coupables quand ils sont vivant et … les fidèles ! Le porte-parole des évêques précise que les prêtres et les évêques n’étant pas riches, tous les fidèles seront invités à participer. Ce sont eux qui paieront à la place des prédateurs sacerdotaux et du pouvoir épiscopal qui les a couverts. À qui s’en étonnerait et s’en indignerait, le président de la CEF répond que
les familles ont souvent gardé le silence, elles sont donc impliquées dans les gestes de reconnaissance. Et Mgr de Moulins-Beaufort de citer le pape François : il faut demander à tous les fidèles de réparer les fautes individuelles, ils doivent tous participer !
5. Des évêques ni responsables, ni coupables.
Au final, ce nouveau cap franchi par l’Église dans sa détermination à lutter contre pédophilie laisse les évêques quittes de toute responsabilité personnelle dans la dissimulation des milliers de viols et d’agressions sexuelles commis dans leurs diocèses depuis des dizaines d’années. Deux prêtres s’en sont émus auprès de l’Agence France Presse : le mot responsabilité de l’Église n’apparaît pas, ça me gêne beaucoup, réagit le père Jean-Luc Souveton, agressé lorsqu’il était mineur, membre du groupe de travail avec la CEF. Michel, autre prêtre également victime, ayant requis l’anonymat, lui aussi membre du collectif, lâche : Ça manque.
Il n’y a toujours pas de reconnaissance morale, commente François Devaux, victime du Père Preynat et président de l’association la Parole Libérée, ils n’arrivent pas à le dire.
Dans l’histoire récente, certains n’avaient pas hésité à exprimer une repentance pour les péchés de l’Église. L’Église confesse sa lâcheté et ses déviations, écrit ainsi le théologien-martyr Dietrich Bonhoeffer (dans Éthique, Labor et Fides).
Elle a souvent renié sa mission, qui est de veiller et de consoler et a fréquemment refusé la miséricorde qu’elle devait aux méprisés. Elle était muette alors qu’elle dû élever la voix parce que le sang des innocents criait au ciel. Elle a toléré que violence et injustice fussent faites à l’ombre du Christ. L’Église confesse être coupable envers les hommes innombrables dont on a brisé la vie (…), elle a abandonné la victime à son sort.
Un pape, Jean-Paul II, avait lui-même professé lors du Jubilé de l’an 2000:
Il est juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l'Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l'esprit du Christ et de son Évangile, présentant au monde, non point le témoignage d'une vie inspirée par les valeurs de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d'agir qui étaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandale.
Pour avoir dénoncé ces scandales et ces contre-témoignages (Scandales, les défis de l’Église catholique, Empreinte temps présent), j’ai été exclu des facultés de théologie où j’enseignais. La repentance n’est plus d’actualité dans une Église qui ne confesse pas sa culpabilité, ni n’assume ses responsabilités. Brandissant aujourd’hui leur somme forfaitaire, comme hier quand ils tentaient d’étouffer les scandales,
les évêques n’ont lutté et ils ne continuent de lutter que pour maintenir l’Église en vie, comme si l’Église était son propre but, incapable d’être porteuse de la Parole rédemptrice pour les êtres Humains et pour le monde (…), incapable d’entrer dans la communauté de ceux qui confessent leur péché. (Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Labor et Fides).
Christian Delahaye
Dernier ouvrage paru :
Quand les religions nourrissent le populisme (Empreinte Temps présent).
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