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Photo du rédacteurDamien GUILLAUME

Sagesse divine, au secours !

Onde de choc autour de Sainte-Sophie





Tout prêtait à le craindre. La décision du président turc d’ouvrir le musée de l’ex-basilique Sainte-Sophie et ex-mosquée Aya Sofia aux prières musulmanes, à partir du 24 juillet, provoque un spectaculaire clash des civilisations – pour reprendre l’expression de Samuel Huntington. Côté musulman, des mesures sont pourtant annoncées pour que l’édifice reste ouvert à tous, croyants et non-croyants, le célèbre Pantocrator et autres mosaïques et icones chrétiennes ne sont pas retirées, ils sont simplement couverts de voiles lors des prières musulmanes. Somme toute, à Aya Sofia, le cultuel et le culturel vont maintenant s’engrener comme à Notre-Dame de Paris, ouverte aux touristes de toutes confessions alors que le culte catholique y est célébré, ou comme au Mont Saint-Michel, « merveille de l’Occident » administrée par Monum (les monuments historiques), et où les fraternités de Jérusalem (communauté charismatique catholique) se sont installées en 2001 pour célébrer les offices bénédictines, sans qu’aucune protestation ne soit émise d’Orient. Les joyaux du patrimoine religieux de l’humanité y passent les religions.


Tocsin et guerre sainte.


Mais pour Sainte-Sophie et Aya Sofia, côté chrétien, c’est le tollé. Le gouvernement grec dénonce « une provocation envers le monde civilisé », le monde musulman étant évidemment un monde barbare. Le commissaire européen grec Margaritis Schinas embraye et se déclare « en colère ». « C’est un jour de deuil pour (…) toute la chrétienté », lance l’archevêque Iéronymos, chef de l’église grecque, qui a fait sonner le tocsin dans ses églises.


C’est une menace pour « toute la civilisation chrétienne », s’alarme encore le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe Cyrille. Le Conseil œcuménique des églises (COE) embraye et « invite instamment le président turc à reconsidérer et à inverser (sa) décision », sous peine de ranimer « de vieilles animosités ».


Les gouvernements russe, américain, français, font chorus, tout comme l’UNESCO et l’Union européenne. Un hebdomadaire français (Le Point) consacre sa couverture à Sainte-Sophie et titre « Erdogan, la guerre à nos portes ». Il aurait pu préciser la guerre sainte. Car l’affaire Sainte Sophie crée une onde de choc des civilisations qui fait se dresser le monde jadis chrétien contre le monde dit musulman.


Dix-sept siècles de batailles théologico-politiques.


L’antique monument cultuel en a vu d’autres. Depuis dix-sept siècles, il cristallise les enjeux théologico-politiques. A l’origine, Constantin avait voulu y consolider son emprise militaire et politique, déployant sa stratégie géo-ecclésiologique pour réunir les deux pôles impériaux, l


’oriental et l’occidental. Sur ce site sacré jadis dédié à Apollon, lui puis son successeur Constance II ont affirmé le christianisme impérial selon un plan basilical, celui des édifices publics romains, nullement chrétien, comme le raconte Marie-Françoise Baslez, dans son maître-ouvrage « Comment les chrétiens sont devenus catholiques » (Tallandier). Le bâtiment était dédié à la Sagesse divine, acculturé alors à la philosophie platonicienne.



Cette Sagesse divine aura survécu à tous les chaos : incendiée en 415, saccagée par un soulèvement populaire en 532, profanée par les iconoclastes en 726, mise à sac par les croisés en 1204, à chaque fois sauvée, agrandie et embellie, jusqu’à se parer de minarets en 1453, lorsqu’est prise Constantinople et que la basilique constantinienne devient mosquée, avec une école, une bibliothèque, une fontaine d’ablution et une soupe populaire. Mais c’est toujours la sagesse divine, en arabe Aya Sofia, qui y est célébrée, drame après drame. Sa sublimité survit, avec ses sveltes piliers qui montent à l’escalade du ciel, dans la lumière qui remplit le vide sous ses coupoles suspendues.


Placée en 1934 par Atatürk sous l’égide d’un musée, laïcisée, la Sainte Sagesse n’en garde pas moins son caractère numineux, selon ce numen qui, explique Rudolf Otto (Le Sacré, Petite Bibliothèque Payot), vit dans toutes les religions : Qadoch, en hébreu, Sanctus en latin, Hagios en grec, Aya en arabe. A Sainte-Sophie – Aya Sofia, le même art numineux se convertit comme, par exemple, à Cordoue, où le temple de Janus devient l’église saint Vincent martyr, la mosquée Al-Andalus, et la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption, le gothique étant tour à tour remanié en byzantin, en Renaissance et en baroque.


Le plus ancien sanctuaire connu, à Har Karkoum, sur une montagne du désert du Néguev, remonte à plus de 30 000 ans, d’après les ustensiles de silex qui ont permis d’en faire la datation. Depuis la nuit des temps, les hommes éprouvent le besoin de condenser le divin, par nature inconditionné, dans la pierre, avec des architectures admirables d’audace et d’équilibre. Les religions s’affrontent, mais les espaces médiateurs entre profane et sacré que sont leurs lieux de culte demeurent dans ces monuments qui permettent à l’homme de rencontrer la puissance divine.


Chemins de rencontre et replis identitaires.


De tels espaces ouvrent parfois sur des chemins de rencontre. A Sainte-Sophie – Hagia Sophia, la philosophie platonicienne rencontre le christianisme, à Sainte-Sophie – Hagia Sophia encore, lors du 8e concile œcuménique (880), les sièges apostoliques de Rome et de Constantinople renouent leurs liens. A Sainte-Sophie – Aya Sophia, c’est toujours La Sagesse de Dieu qui est vénérée. Transgressant les replis identitaires religieux, que n’annoncerait-elle demain leur dépassement ?




Une telle transgression religieuse n’est-elle pas proclamée par Jésus lui-même : « Crois-moi, prophétise-t-il à la Samaritaine, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne, ni à Jérusalem que vous adorerez le Père (…) L’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père » (Jean 4, 21.23).


Mais l’heure semble décidément au clash des civilisations et des religions. Comme nous le déplorions dans Scandales, les défis de l’Eglise catholique (Empreinte Temps présent), l’un de ses acteurs, le pontife François, ne déclare-t-il pas « la troisième guerre mondiale a commencé par étapes » ? Le pape actuel s’inscrit régulièrement dans cette logique de guerre, affirmant :


« On peut parler aujourd’hui d’invasion arabe » et dénonçant « une guerre mondiale par morceaux ». Le 12 juillet, lors de la prière de l’Angélus, sortant du discours prévu, il lance : « Ma pensée va à Istanbul, je pense à Sainte-Sophie, je suis très affligé. »

Cette exposition de la souffrance pontificale occasionnée par l’agresseur musulman n’est pas de nature à aider au rapprochement interreligieux, dans la vénération partagée de la Sagesse de Dieu. L’heure vient, annonce Jésus. Mais, mon Dieu, qu’elle tarde à venir ! Sagesse divine, au secours !


Christian Delahaye

Théologien et journaliste

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