Alain Mascarou a rédigé, dans un langage poétique, un essai sur l'ouvrage de Bilge Karasu "Au soir d'une longue journée" que nous avons le plaisir de vous offrir au fil de ce blog ...
L’emprise que le pouvoir exerce sur les signes et à travers eux sur ce qui nous anime, le désir et la foi, passe le plus souvent inaperçue. Nous n’y sommes jamais plus sensibles que dans l’espace de déstabilisation ouvert par les crises : c’est alors que se rejoue notre liberté de nommer, c’est là que nous prenons conscience de la confiscation des signes et de ce qu’elle nous cache du réel.
Peut-on se hasarder à une lecture d’Au Soir d’une longue journée qui sans être réductrice prenne en compte la condition d’un écrivain et citoyen d’une Turquie fidèle à une tradition d’hostilité entre gens de plume et gouvernants, comme entre clercs ? Ceci, en 1963, à une époque où, sans verser forcément dans le réalisme soviétique ou l’épopée rurale, l’engagement politique des artistes et écrivains est de mise. Or la stratégie indirecte du récit de Karasu, loin de négliger l’évènement, en dévoile une réserve de sens de bien plus longue portée, seulement perceptible à qui par le songe ou la pensée peut capter l’immédiat, en s’abstrayant de toute pression extérieure ou intérieure, y compris de la contrainte exercée par l’écriture.
Une longue journée à Taksim
Uzun Süren Bir Gün 31/05/2013 Occupy Taksim : « une longue journée : Taksim occupé », c’est le graffiti qu’on pouvait lire sur un mur, lors du brusque printemps de Gezi, le nom du mouvement insurrectionnel, Occupy Taksim, venant en guise de clin d’œil au titre du livre de Bilge Karasu paru quatre décennies plus tôt, en turc Uzun Sürmüş Bir Günün Akşamı. L’auteur n’avait-il pas écrit d’Ankara, dans une de ses lettres en français à Jean Nicolas, datée du 25 mai 1968 :
Un jour viendra où nos étudiants aussi se mettront à marcher dans les rues et à dresser des barricades ?
Détournement souriant du titre pour défier le pouvoir, le jeu de mots permet un saisissant court-circuit temporel, du participe passé sürmüş au participe présent süren, il situe les manifestations de juin 2013 dans le prolongement logique de la « longue journée », il lui ajoute un épisode qui la renouvelle, en confirme le caractère prémonitoire. Comme si, lors du soulèvement de Taksim, de ceux qui veillaient sur les micocouliers de Gezi et pour d’autres feuillaisons, émanait le rappel de la lutte pérenne des consciences contre le pouvoir, et cela, en le défiant sur ses lieux mêmes, au cœur de la Ville, et non pas « loin de Byzance », dans la distance de l’essai d’un Brodsky un brin condescendant à l’égard de la Turquie contemporaine. Aurait-il déplu à l’auteur des Mûriers, ce détour complice — et écologique ? En tout cas il va à contre-emploi de l’usage de la citation comme argument d’autorité, tel qu’il est pratiqué dans ce type de conversations entre pairs dont s’excluait Andronikos, où« quelques heures durant, un petit groupe d’hommes se réfugie à l’ombre de quelques noms illustres, chaque citation servant à insinuer prudemment une opinion personnelle ». Tout aussi nuisibles que la coercition exercée d’en haut sont en effet les pressions politiques « horizontales », à l’image de celles subies par Ioakim de la part des émissaires des fugitifs réfugiés en Cappadoce. L’écho en revient lorsqu’on lit, dans l’entretien déjà cité, publié seulement en 2000, une causerie entre l’auteur et deux de ses jeunes amis :
Si vous voulez bien, venons-en un peu aux choses actuelles, que pensez-vous du climat politique ? Pensez-vous qu’il exerce une pression morale sur les écrivains ? Ressentez-vous une telle contrainte ?
Il y a toujours une pression sur les écrivains. En tous lieux. Ces pressions sont diverses. Elles peuvent venir aussi bien de ce que vous appelez environnement politique — chose un peu vague — comme des réactions des autres écrivains dans un environnement politique donné. Les avis d’autres penseurs peuvent exercer une pression. En dehors du milieu politique, le mode de vie et le comportement des gens peuvent aussi être une pression, ça peut être la pression de votre milieu.
Comment ne pas écouter cette conversation menée à Ankara en 1966 comme le prolongement d’Au Soir d’une longue journée, et le pressentiment d’autres époques répressives ?
Présente aux lieux du saccage
Écrire au cœur de la nuit, en situation de danger, là où la peur, le doute, la menace, peuvent se donner libre cours, c’est certainement la figure de l’écrivain telle que l’envisage l’auteur de La Nuit. Mais est-ce bien toujours moi qui écris, ou quelqu’un d’autre qui écrit à ma place ? L’écriture, qui est modératrice, ne peut-elle pas sournoisement passer à l’ennemi, au point de masquer la situation, de la rendre aussi rassurante que ces nuits de black-out qui, si étrange que cela puisse paraître avec le recul au narrateur, semblaient paisibles à l’enfant des Mûriers ? S’il s’agit bien de moi, tel que je me définis, et que je sois épris d’harmonie intérieure, l’écriture ne se prêterait-elle pas à la « mesure », à laquelle se réfère Andronikos dès son arrivée dans l’île, au risque pour lui de confondre mesure et censure et de couper court à son projet de réinvention de soi ?
Il y a, sinon une mise en question de l’écriture de l’Être, du moins une interrogation sur ce qui constitue l’enjeu de celle-ci, et nécessite son attestation pour exister pleinement : ce qui s’écrit là où je me tiens. Suis-je celui qui veille auprès d’un tombeau fermé, et tente de perpétuer le souvenir pieux de ce qui n’est ou ne sera définitivement plus, à moins d’être celui qui dort à l’instant de la résurrection, lorsque le tombeau s’ouvre ? Car si le pire n’est jamais sûr, la censure a plus d’un masque, et la résistance peut être tout aussi forte devant la révélation « à ne en pas croire ses yeux » qui stupéfie le narrateur des Mûriers devant l’apparition d’une feuillaison nouvelle. Au-delà des aspects strictement politiques, ne peut-on lire Au Soir d’une longue journée comme un essai sur les embûches spirituelles et existentielles auxquelles peut se heurter l’écriture, à moins de s’y dérober ? Karasu justifie ainsi le choix du récit historique auprès de ses interlocuteurs :
Alors que dans « La Mort était en Troie » c’est la voix du protagoniste, dans « L’Ile » et « Tepe », les évènements se produisent dans un cadre que nous ignorons, entre quelques personnes que nous ne connaissons pas. Y a-t-il une raison particulière à cela ? Pourquoi avoir choisi un contexte non familier pour nous, pourquoi un cadre historique ?
Pourquoi des romans historiques ? Cette époque a été délimitée : m’ont intéressé les premiers et le dernier jour d’une période commençant dans les années 728-729, s’achevant en 770. Quelques-uns des problèmes que rencontrent les personnages dans ce récit historique me semblent des problèmes d’aujourd’hui.
Vous y avez trouvé un intérêt, dites-vous. De quel point de vue ?
Le comportement d’un homme face à un changement, un changement de foi [bir inanç değişikliğiyle] imposé d’en haut. C’était ainsi à cette époque, aujourd’hui aussi à droite et à gauche on peut trouver bien des cas similaires. Pourquoi ai-je choisi cette époque-là ? Parce qu’elle m’intéresse particulièrement. Pas seulement pour cet évènement lui-même, sa genèse, son développement, m’ont beaucoup influencé, c’est pour cela. » (Entretien avec Halûk Aker et Güven Turan).
L’unité de ce « livre de récits » ne pourrait-elle résulter d’une exigence éthique qui articulerait l’Histoire aux histoires et les histoires entre elles pour penser la violence du changement politique, surmonter l’angoisse d’une rupture de l’ordre, et au travers de formes littéraires, interroger les conditions de la parole et de l’interprétation face à la censure, extérieure ou intérieure, que le changement qu’on se refuse à accepter soit néfaste ou faste ? Encore faut-il pouvoir s’affronter à la catastrophe, quelle qu’en soit l’issue, sans s’immoler, tel le jeune acrobate de « Usta Beni Öldürsen E ! » et sans offrir sa mort en pâture aux spectateurs du cirque.
Bien des situations des récits de Karasu liées à la question de la violence exercée sur la foi et le désir peuvent se lire comme autant de questionnements de la duplicité de l’écriture en tant que traître ou témoin, fût-il à charge. Écriture inquisitrice, éprise de vérité, de la mise en danger de soi jusqu’au détachement, flagellante et « bienfaisante épine », lancinement de la phrase sans cesse recommencée, sans cesse inaboutie, elle est chair arrachée mais phrase tout de même, tels les coups de fouet que faisait s’administrer par son valet le prince de Venosa, tels les raptus des madrigaux dissonants du compositeur napolitain, dont l’évocation lacérée traverse, d’interruption en reprise, le dernier des contes du Jardin des Chats trépassés — violence retournée, détournée, sublimée. Les héros de « L’Ile » et de « La Colline » sont sur le qui-vive, ils se maintiennent aux aguets de ce qui peut émaner de leur ennemi intérieur, eux-mêmes, les induire en erreur, retourner leurs instruments contre eux.
À moins de pouvoir aboutir, comme Andronikos, à une démonstration de sérénité où se concilient son refus de se soumettre à l’Édit impérial et son attachement à l’ordre ancien par angoisse d’affronter la crise d’un changement qui lui est inconcevable. Et c’est la force et la grandeur de ce « moment éthique » entre tous, où face au voile qui couvre désormais les images il défie le Supérieur par un « Non, je ne suis pas venu prêter serment », retrouvant tout l’engagement physique de l’acte de dire, dont le moment le plus douloureux sera dans le cachot sa dernière phrase, littéralement « mâchée » à Ioakim. Mais sur la scène du temple, le dire atteint à la plénitude de sa valeur juridique. Signant sa condamnation, Andronikos sacrifie sa vie à la mise en gloire du langage, auquel il redonne toute sa félicité d’accomplissement, exécutant ce qu’il dit, tranchant d’un mot avec la fausseté rhétorique de ses discours passés. Mais s’il peut atteindre à cette maîtrise, c’est grâce à la profondeur de vue à laquelle il a fini par parvenir durant son séjour dans l’île. Elle lui a permis de dépasser les moments de solitude affective, de peur de la torture, de doute sur sa foi. Elle est contemplation : extériorisation de soi, intériorisation du réel.
La pensée contemplative sait se rendre présente aux lieux du saccage, et par là même envisager l’espérance. Résistante, ne pliant pas devant la force des choses, préservant la faculté de réaliser ce qui advient — d’en admettre la réalité, ou de le rendre réel par le langage. Car comment être capable d’adhérer à ce qui apparaît « à ne en pas croire ses yeux », et qui donc se heurte à notre entendement, à moins d’en avoir eu plus que la compréhension anticipée : le désir tenace, le rêve prémonitoire ? Comment l’interdit ne serait-il pas levé devant ce dont on a eu la prescience ? La foi nous précède, comme l’estrangement avait devancé la conscience d’aimer chez Müşfik. Voir, c’est se souvenir… Encore faut-il avoir traversé tant de ténèbres pour que fuse, revienne, avec un éclat qui ne peut se trouver que dans le songe, la couleur de « la pièce où naissaient les Empereurs », ce pourpre des premiers instants du jour qui vient illuminer les dernières heures de Ioakim — début et fin de nuit.
Dès lors, l’état contemplatif peut rejoindre un certain degré de la lecture, quand du moins le lecteur est assez attentif à son objet pour, se détachant de soi, le voir apparaître, tel qu’en lui-même, dans son énergie poétique, sa capacité de désorientation.
Dixit, pixit
Préserver sa faculté d’interprétation, déjouer la censure, extérieure, interne, comme la lecture à sens unique (qu’il s’agisse de chronologie — voir l’hésitation du narrateur des Mûriers à dater, localiser ses souvenirs —, ou de signification des épisodes) : telle est la leçon de Ioakim, que l’on peut étendre au processus de la création. Et nous avons vu à quels retournements d’interprétation s’expose le lecteur. Sans cette attention critique, l’objet, qu’il soit verbal ou visuel, ne serait plus que signe préempté et discours d’adhésion, sceau d’appartenance, telle une croix tracée sur l’image. Autrement dit, cet examen n’épargne pas son outil.
Les labyrinthes de l’imaginaire dessinent, dans l’œuvre de Bilge Karasu, les parcours rigoureux d’une écriture obstinée à débusquer autant les pièges du pouvoir que ses propres ruses, tout aussi aptes à se retourner contre celui qui écrit que le plus vigilant des protecteurs de l’ordre moral ou politique. Toutefois, et Ioakim et Andronikos l’attestent, il y a dans le discours un « c’est dit », dans l’image un « c’est peint », quelque chose d’irréfutable, dont l’énergie d’affirmation brise les efforts de récupération. Voilà l’effet des veilles des deux amis, le dieu auquel s’est sacrifié l’un, le sens du geste ultime de l’autre : accueillir le bouleversement comme la possibilité d’une révélation que ne saurait annexer nul système. L’église de son couvent romain, Ioakim la détachera de l’Église d’Orient ; les mosaïques de la coupole seront sa Byzance en exil, il ne leur reconnaît pas d’autre appartenance que d’être dans sa nuit la trace à jamais éblouissante d’une absence définitive.
Et le geste de séparation de Ioakim, le refus de serment d’Andronikos, sont autant d’écarts libératoires, arrachés à la dureté des situations. L’instance critique compose avec la souffrance de l’épreuve imposée, qu’elle domine. Veiller, c’est aussi discerner dans l’obscur. Se séparant de son objet immédiat, se détachant de la sensation et de l’émotion, non plus axée sur elle-même, mais relativisée selon son contexte — comme la double interprétation de Lili Marleen, messagère de résistance comme d’oppression selon que dans les nuits du black-out la voix de Lale Andersen provenait de l’étage au-dessous ou au-dessus de l’appartement familial des Karasu —, la douleur est non plus subie. Elle dérive en méandres, dans le dédoublement incessant qu’elle opère chez le penseur, comme chez l’écrivain ou le lecteur, qu’elle guide vers le même travail de dissociation et de recomposition par le truchement de ces formes laissées ouvertes par l’imaginaire du créateur, tel le retardement créé par le rythme d’une phrase : ces écarts creusent le présent, en découvrent l’épaisseur, sont la mise en abîme de la prise en charge du réel, de son accomplissement en nous, par les ressources d’une écriture de veille.
Un terme à la nuit ?
Et ceci, au cœur même de la confusion. Aux nuits surveillées et paisibles du black-out des années 40, renvoie celle de La Nuit (1985), nuit de l’oppression, ténèbre d’un rêve totalitaire nourri aussi des nostalgies d’un paradis perdu, d’un univers prénatal. Et ce ne sont plus ici les seules limites du mythe et de l’Histoire qui sont explorées, mais celles de la fiction, de son pouvoir, de ses illusions. Non seulement, le roman sonde les possibilités de la fiction à dire et à établir le règne de la peur, mais il souligne aussi les ambiguïtés de l’imaginaire, capable de dénoncer et de mystifier, d’être un instrument de terreur comme d’élucidation. A la nuit de l’oppression répond l’ombre portée de l’écriture, messagère d’une illusion régulatrice.
Or l’écriture se refuse précisément ici à être « un instrument qui mette de l’ordre dans un monde sans ordre » — un monde sans autre ordre que celui de la censure. Elle exige une dimension à elle, elle revendique d’être irrécupérable, même si c’est au prix d’un sacrifice. De ce jeu incertain entre illusion et vérité où elle se risque, témoigne en effet l’avatar de l’auteur en holocauste, à travers la narrativisation de son nom en guise de pseudo-signature de l’avant-dernier chapitre de La Nuit. Aggravant la déstabilisation du récit, les narrateurs de La Nuit se (dé) multiplient. Cette prolifération est menée à son terme grâce au rappel d’enfance d’un des leurs. La vitrine d’un meuble est brisée par le geste de ce jeune garçon qui voulait soustraire à son père le livre qu’il lisait en cachette. Acte de résistance à l’interdiction paternelle, geste de violence dirigé contre la violence, défi à la censure de tout pouvoir, ultime mystification ?
Tandis que la lumière s’obscurcit lentement, me voici enfin, moi, dans chacun des débris. Moi que je n’ai pu reconnaître dans le miroir. Des milliers d’éclats. Des milliers d’éclats qui ne sont même plus moi.
B**** K*****
La Nuit, p.222
La « néantisation » de « Bilge Karasu » — la mort symbolique de l’auteur métamorphosé en constellation nouvelle ou en chapiteau d’étoiles ? — peut aussi se déchiffrer comme une entreprise de catharsis, qui mette, en un sens, un terme à la Nuit, issue que n’exclut pas l’interrogation finale, sans toutefois que la garantisse la voix autonome qui clôt le récit : « Peut-on avoir échappé à la folie en écrivant cela ? ». Un terme à l’écriture ? Non pas. Un « redépart » possible, une fois admise la disparition de l’auteur, une fois achevé l’apprentissage du lecteur. C’est à l’enseignement de Ioakim que nous sommes reconduits. À partir de la mort.
De ces éclats scintillants, entraînés par la gravitation des sphères vers quelque mosaïque arrachée à l’usure du temps, quel visage se reformera dans « l’ombre de plénitude », de qui les yeux s’ouvriront sur l’inconnu désiré ? Ioakim au terme de son bilan, Andronikos en vue de la grande île, ou le reflet de leur auteur sur la vitre d’une fenêtre près de la Seine.
Paris, 1963, dans la clarté d’un jour de neige
En février 1963, dans une chambre d’hôtel de la rue de Lille, un jeune écrivain se met au travail. Il est né trente-trois ans plus tôt, sept ans après la chute de l’Empire ottoman, dans le quartier de Taksim, resté le plus cosmopolite d’Istanbul, d’un père juif, Sami (Samuel) Carasso, et d’une mère grecque orthodoxe, Aspasia, qui vénérait discrètement une icône. L’un et l’autre apparaissent fugitivement dans les écrits du fils : le père, interpellé en italien, « signor Karasu » dans « Les Mûriers », la mère, par le biais d’une dédicace, « A.K.’ya », dans La Mort était en Troie.Mais à Paris, dans la clarté de ce jour de neige, c’est à l’Empire d’Orient, c’est à une île de la Propontide que songe Bilge Karasu, Prinkipio, aujourd’hui Büyükada, l’une des îles aux Princes dans la mer de Marmara. Alors que l’été s’achève à Constantinople, son héros, le moine Andronikos, est sur le point d’accoster ces rivages où la cour de Theodora abordait deux siècles auparavant.
Cette année-là Karasu dut terminer son premier récit d’Au Soir d’une longue journée à la lumière de l’hiver romain, dans le quartier du Panthéon. Il allait y apercevoir un des avant-coureurs de la génération hippie dont, par un de ces croisements d’époques qu’il ménageait en aiguilleur avisé, le souvenir du profil devait le renvoyer bien plus tard à des tableaux de la Renaissance représentant des scènes du Nouveau Testament, tout comme, loin d’Istanbul, il pouvait retourner en pensée aux murailles des Sept Tours sur la rive de la Marmara, tant son imaginaire était sensible à l’Histoire.
Or ce n’est pas un récit historique classique qu’il écrit, plein de batailles, de rebondissements et d’amours féroces. Rien non plus d’un feuilleton orientaliste ou d’une série télévisée dans le goût néo-ottoman d’aujourd’hui. Il s’y passe si peu de choses : quelques fumées à l’horizon, une mort d’homme, l’agonie d’un petit renard, une nouvelle feuillaison… Mais elles ne cesseront plus. Bilge Karasu ne cède pas à une nostalgie fin de siècle, aux « souvenirs d’un passé mort » ; c’est notre temps qu’il affronte, absorbé qu’il est dans sa réflexion, et de ce fait résolu à prolonger sa veille. « Il tente de penser sa place, disons qu’il cherche sa place. » dit-il de Müşfik, le héros de son livre précédent. Bilge Karasu occupe sa place, prend son temps. Son œuvre aussi.
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